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« Les industriels du lait ont leurs serfs : les éleveurs »
vendredi, 5 février 2016
/ Cécile Cazenave
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Les géants du secteur auront-ils la peau des éleveurs ? C’est la question que pose « Les cartels du lait », une enquête sur la première industrie agroalimentaire de France et le pouvoir qu’elle exerce dans les campagnes.
Voilà maintenant dix jours que les agriculteurs de plusieurs régions de France bloquent les routes et les entrées des supermarchés pour dénoncer les prix indignes auxquels sont achetés leurs productions. En 2015, les analystes prévoient qu’un quart des éleveurs français dégageront un revenu annuel inférieur à 10 000 euros. Dans une enquête très documentée sortie ce jeudi, les journalistes Elsa Casalegno (La France agricole) et Karl Laske (Mediapart), montrent comment les industriels du lait ont précipité cette crise en imposant leurs politiques de développement aux producteurs.
Terra eco : La crise agricole qui secoue l’actualité était-elle prévisible ?
Elsa Casalegno : Oui. Ce sont essentiellement les éleveurs qui manifestent, ce sont eux qui sont confrontés à des effondrements de prix. Ce n’est pas une surprise en ce qui concerne le lait. On assiste aux conséquences de la libéralisation du marché, de l’ouverture de l’Europe et du désengagement des hommes politiques européens. Cette situation s’est mise en place progressivement depuis la fin des années 1990, et plus directement pour le lait, depuis 2008, avec des hausses progressives de quotas et des baisses de mécanismes de soutien du marché. En 2009, déjà, une légère surproduction avait suffi à déséquilibrer les marchés, ce qui avait entraîné un effondrement immédiat des prix. C’était une sorte de répétition générale de ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Depuis un an, il n’y a plus de quotas. Nous sommes arrivés au bout du processus de libéralisation. Pas de chance pour ses promoteurs, il y a également un ralentissement des achats de la Chine et le reflux, sur le marché européen, de tous les produits bloqués par l’embargo russe. Par ailleurs, la fin des quotas a entraîné un certain nombre de pays à augmenter fortement leur production de lait. Tous ces facteurs se cumulent au même moment. Il y a trop d’offre pour la demande, et, conséquence des mécanismes d’un marché libre, les prix s’effondrent.
Dans ce mécanisme, quelle est la responsabilité de l’industrie laitière ?
C’est une responsabilité partagée. Sur le marché intérieur, les industriels du lait se frottent à la grande distribution qui est dans une logique de prix toujours plus bas. Les industriels eux-mêmes n’ont pas su ou pas voulu enrayer cette logique. Or, qui dit prix bas dit répercussion sur le producteur. Eux s’approvisionnent donc en lait à prix cassés. Par ailleurs, les industriels ont aussi beaucoup axé leurs discours sur l’exportation. Les coopératives, en particulier, insistent sur le développement de la production et de l’outil industriel pour conquérir de nouveaux marchés. Qui dit export dit prix mondiaux et, de fait, les mécanismes de formation des prix décidés par l’interprofession il y a déjà un certain temps tiennent fortement compte des prix à l’export du beurre et de la poudre de lait, et de la concurrence avec l’Allemagne, tournée vers l’export depuis plus longtemps. Ce pays joue déjà la carte de volumes hauts et de prix bas. Alors que la France a plutôt une carte à jouer de prix hauts et de volumes bas, de par son positionnement sur la qualité.
Quels effets ont eu sur les producteurs les options choisies par l’agro-industrie du lait ?
Les grosses coopératives sont dans une logique d’augmenter la production localement. Ils s’alignent sur les prix mondiaux, ils se mettent en concurrence avec les Néo-Zélandais sur la Chine, par exemple. Or, la Nouvelle-Zélande, ce sont de gros volumes à prix bas. Ils ont des conditions climatiques de production du lait optimales : de l’herbe tout le temps, un climat tempéré qui ne nécessite pas de bâtiments, très peu de personnes, beaucoup d’espace. On ne pourra donc jamais s’aligner sur leurs coûts de production. Mais chez nous, le rapport de force entre producteurs et industriels est complètement déséquilibré. Il y a 60 000 producteurs en France. Si on enlève les filières AOP, les fruitières à comté, les toutes petites PME, on peut dire que trois quarts du lait en France est collecté par dix ou douze industriels. Le rapport de force est en défaveur des producteurs. Et forcément, les industriels en profitent. Ils mettent en avant la baisse des marchés mondiaux et tirent les prix à la baisse. La grande distribution appuie également dans ce sens-là. Chacun cherche à préserver ses marges. Dans un contexte de prix bas, ça se répercute en bout de chaîne sur l’éleveur qui est tout seul dans sa ferme et qui a peu de moyen de pression.
Au début de votre enquête, vous citez Léon Gambetta parlant, en 1880, de « féodalité agricole ». Cette expression est-elle toujours valable en France ?
Oui, le ressenti des éleveurs est celui-là. Je les entends parler des séances de négociations avec les industriels. Certains le disent : les industriels ont leurs serfs. J’ai du mal à imaginer qu’ils ne se rendent pas compte de la situation des éleveurs. S’ils ne se rendent pas compte, c’est inquiétant. S’ils s’en rendent compte, c’est du mépris.
Sous l’effet de l’agro-industrie, le lait a changé de statut, dites-vous dans votre livre. Pour devenir quoi ? Et quelle conséquence cela a-t-il eu pour les éleveurs ?
Le lait est devenu une « commodité », un terme qui vient de l’anglais pour désigner un produit de masse. En France, on parle de fromages, de yaourts qui sont des produits à haute valeur ajoutée. Mais il y a des fromages, comme l’édam ou le gouda, la mozzarella à pizza, produits de façon industrielle, en grosses quantités, et destinés à l’export, pour lesquels il faut du lait stérilisé pour tenir la durée et la distance. Ou encore d’autres produits, comme les poudres de lait. Pour produire tout cela, il faut passer dans une logique de gros volumes à prix bas. L’éleveur devient alors fournisseur d’une matière première. Ce n’est plus l’éleveur qui se trouve au début de la chaîne d’un produit noble, comme le fromage, qu’on va transformer et élaborer. Il devient un fournisseur de matière première à flux tendu, il doit respecter des contraintes industrielles, répondre au marché d’export avec un produit standard qu’on peut traiter facilement. L’éleveur doit s’aligner. On lui demande également d’être au top en matière sanitaire, par exemple. Et lui, de son côté voudrait aussi améliorer ses conditions de travail. Or, les robots, c’est bien, mais ça coûte très cher. Et à un moment, ça ne va plus. On ne peut pas investir pour répondre à des contraintes élevées tout en encaissant des variations fortes de prix, voire des prix bas pendant une longue période. Au bout d’un moment, ce n’est plus possible.
Les éleveurs se sont-ils rendus compte du mouvement dans lequel ils s’engageaient sous l’injonction des industriels ?
Je crois qu’ils ont beaucoup cru au discours sur l’export. La population mondiale va croître de 2% par an, le développement des classes moyennes dans les pays émergents, donc la consommation, plus encore. Après la Chine, c’est l’Afrique qui aura envie de nouveaux produits de consommation. Il y a aussi le « cracking », c’est-à-dire la vente du lait en pièces détachées : on extrait les protéines et le lactose, par exemple, pour toute une série d’applications industrielles, qui ont leur intérêt, certes, mais on leur a fait miroiter que le lait, c’est de l’or. Et eux, au bout du compte, ils voient que le lait est acheté à un prix toujours plus bas. Ce n’est pas dit que ça ne changera pas. Mais, sur le marché mondial, il y a de la spéculation, et les industriels ont intérêt à une légère surproduction pour maintenir les prix bas.
A travers ce que vous nommez les « clandestins du yaourt », vous décrivez un système d’entente entre industriels du lait qui s’apparente à un système quasi mafieux, qui a duré plus de dix ans…
Pendant plusieurs années, les industriels se sont mis d’accord entre eux, pour les marques de distributeurs qu’ils produisaient, sur les prix en-deçà desquels il ne descendraient pas, ainsi que sur celui d’entre eux qui allait remporter l’appel d’offres. Ils se redistribuaient aussi les volumes : si l’un perdait un marché quelque part, c’était compensé par un marché ailleurs. Si cela a duré si longtemps, c’est parce que tout le monde se connaît. C’est un petit milieu. Et parce qu’ils y avaient tous intérêt. Ils ont truqué les marchés, mis en place des téléphones et des réunions secrètes. C’est un polar ! Ils se justifient en expliquant qu’ils n’ont pas trouvé d’autre moyen pour résister à la pression de la grande distribution, qui est réelle. N’empêche qu’on tombe dans un système mafieux avec des pressions sur ceux qui ne veulent pas entrer dans le système. La découverte de cette entente illégale s’est conclue par de sacrées amendes. Pour certains, ça va être financièrement très dur à encaisser. Et, aujourd’hui, la grande distribution a beau jeu de revenir à la table des négociations en disant : « Vous nous avez eus, maintenant vous allez le payer ». Et en tirant encore les prix à la baisse. Dans la guerre des prix, ce n’est vraiment pas une bonne chose.
En France, le nombre de fermes se réduit. De très grandes fermes apparaissent et la taille des troupeaux augmente. Ce phénomène est-il inexorable ?
L’agrandissement me paraît en effet plus ou moins inexorable, c’est l’évolution. En cent ans, on est passés d’une vache par ferme à des éleveurs spécialisés. Dans quelques années, il restera sûrement des exploitations de cinquante vaches, dans des zones sous appellation, des filières bios, des filières de niche. Il y aura par ailleurs des regroupements pour des raisons de coût et de travail. L’astreinte d’un éleveur est très lourde. Se regrouper, ça permet aussi de s’organiser pour les week-ends, les vacances… S’ils sont trois associés à réunir leurs trois troupeaux, ils doivent assurer un week-end sur trois. Il y aura donc de plus en plus de troupeaux de 150 vaches, pour des raisons de confort, de vie familiale et pour des gains de productivité. Sinon, il faudra payer beaucoup plus cher les produits issus du lait pour que les éleveurs puissent payer des salariés et pouvoir s’absenter. Mais le consommateur suivra-t-il ? Pas sûr. Dans une autre dimension, les fermes de 1 000 ou 10 000 vaches, en France, il y en aura quelques-unes, mais je ne pense pas que la société soit prête. Au-delà de ces projections, la transformation des fermes, c’est un choix de société sur l’occupation du territoire, sur la structure des campagnes, sur à qui on accorde les aides, et ce n’est pas facile de répondre. Mais tout pousse à l’agrandissement. Les industriels poussent les éleveurs à se restructurer, à se rassembler en plus grosses fermes pour faire des économies de collecte, de logistique. Certaines coopératives ramassent les pots cassés. Parce que les éleveurs sont aussi les coopérateurs, elles récupèrent ainsi les zones les plus difficiles : les zones de montagne où ça coûte très cher d’aller collecter quelques litres tous les jours… Elles plombent leur compétitivité en allant chercher tous ces petits éleveurs. Sans scrupule, certains industriels privés se désengagent complètement de ces zones.
Quels moyens les éleveurs ont-ils de s’affranchir de l’industrie laitière ?
Il faudrait que les producteurs réussissent à s’organiser en passant outre les querelle syndicales, qu’ils soient nombreux, qu’ils se regroupent, et arrivent, face aux industriels, en position de force. Il y a ce rééquilibrage à trouver, qui est trop lent. Ça fait quatre ans qu’ils essayent et que ça patine. Les industriels n’ont rien fait pour faciliter cela, qui n’est pas à leur avantage. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, aurait peut-être eu une fenêtre de tir pour tout remettre à plat, mais il ne s’en est pas saisi. Au niveau européen, les libéraux ont gagné la bataille. Toutes les régulations de marchés agricoles sont détricotées. Et se remettre d’accord pour un projet collectif, pour reconstruire quelque chose, c’est difficile. La France, comme d’autres pays régulateurs, n’est pas assez offensive sur ce sujet. Quant au pouvoir du consommateur, encore faudrait-il que celui-ci soit bien informé et comprenne les problématiques des éleveurs. Les initiatives de lait local, par exemple, marchent bien. Mais il reste difficile de contourner les industriels ou de faire pression sur eux : face au rouleau compresseur de la guerre des prix, nous sommes tout de même très conditionnés à faire des bonnes affaires et à acheter à pas cher.
A lire : Les cartels du lait, Elsa Casalegno et Karl Laske (Editions Don Quichotte, 2016)
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