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A Gardanne, des boues moins rouges mais toujours toxiques
mercredi, 6 janvier 2016
/ Cécile Cazenave
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Au réveillon du gouvernement se sont invités les rejets de l’entreprise Alteo. En cause, une dérogation pour continuer à déverser une partie de ses résidus en mer. Retour sur cinquante ans de pusillanimité politico-industrielle.
« Ils nous montrent un bocal avec de l’eau claire dedans. Qu’ils commencent par la mettre dans leur piscine plutôt que de pourrir la Méditerranée avec », fulmine Gérard Carrodano, premier prud’homme des pêcheurs professionnels de La Ciotat (Bouches-du-Rhône). Le bocal qui lui hérisse les écailles, c’est celui qu’ont pris pour habitude de brandir les représentants de l’entreprise Alteo-Alumina, à Gardanne, leader mondial de la production d’alumines de spécialité, pour prouver leurs efforts en matière de rejets. Depuis cinquante ans, l’usine de Gardanne déversait dans la mer les boues rouges résiduelles de leur procédé industriel, chargées de métaux lourds. Une canalisation de 55 kilomètres plonge toujours à un peu plus de 7 kilomètres de la côte, au large de Cassis, jusqu’à 320 mètres de profondeur dans le canyon de Cassidaigne. Mais, depuis le 1er janvier, au terme d’une épique saga scientifico-politique, c’en est fini des boues toxiques. Enfin presque. Car le chimiquier vient d’obtenir une dérogation de la préfecture des Bouches-du-Rhône pour continuer à déverser ses rejets, uniquement liquides cette fois, son eau de rinçage industrielle en quelque sorte. Or, tout ce qui est limpide n’est pas inoffensif. Un cocktail aluminium-fer-arsenic est déjà prévu au programme. Il dépasse les normes réglementaires, mais dispose d’un laissez-passer de l’Etat français.
Paradoxalement si ce n’est cyniquement, la situation s’améliore. Ouverte en 1893, l’usine de Gardanne, longtemps estampillée Pechiney, produit de l’alumine. Ce composant entre dans la fabrication de matériaux céramiques ou réfractaires et de verre de haute technologie. Son extraction s’opère à partir du minerai de bauxite, de couleur rouge, autrefois découvert aux Baux-de-Provence et aujourd’hui importé de Guinée, grâce à un procédé chimique à base de soude. Une fois cette opération achevée restent d’énormes quantités de résidus solides et liquides formant des boues. Depuis 1966, elles sont déversées par une canalisation en Méditerranée. En cinquante ans, l’exploitant estime en avoir dégueulé 20 millions de tonnes dans la fosse de Cassidaigne. Cela fait autant de temps que le débat sur la toxicité potentielle des boues fait rage. Régulièrement, les études fournies par l’industriel lui-même et celles de collectifs d’opposants s’affrontent sur la place publique, sans que les autorités ne s’y frottent de trop près. « Aujourd’hui, de la boue, il y en a sur 240 kilomètres carrés, du sud de Toulon au sud de Martigues. Il y a trente-cinq ans, quand j’ai commencé à pêcher, elle stagnait à 400 mètres de profondeur, maintenant, on la trouve à 122 mètres : les poissons sortent de là couleur bauxite, couleur de l’usine de Gardanne. Ils étouffent, ils ne trouvent plus de bouffe, ils se cassent, on a tué notre plus belle zone de pêche, résume Gérard Carrodano. Quant à ce qu’elle contient, la boue : le vanadium, ça attaque le foie, le plomb, c’est le saturnisme, l’arsenic, ça se dispense de commentaires… Pour une usine qui a fonctionné cent-vingt ans, on a pourri la mer pour combien de siècles ? »
Il faut croire qu’on ne voit pas le temps passer dans le monde de la bauxite
Ce triste décor sous-marin aurait pu s’étendre encore. Mais, en 1996, afin de se mettre en conformité avec les engagements pris par la France dans le cadre de la Convention de Barcelone pour la protection de la Méditerranée, l’exploitant de Gardanne doit s’engager à réduire ses effluents en mer. Un arrêté préfectoral lui donne vingt ans, jusqu’au 1er janvier 2016, pour arrêter définitivement de polluer la grande bleue. Il faut croire qu’on ne voit pas le temps passer dans le monde de la bauxite. En 2007 seulement, Gardanne se réveille et expérimente un filtre presse, une technique destinée à séparer, par déshydratation, les rejets solides – dans lesquels sont contenus en grande partie les métaux – des rejets liquides. Encore sept années et Alteo, désormais propriétaire de l’usine, fait son coming out : le filtre presse l’a convaincu, il a décidé de l’adopter pour de bon et s’engage à ne plus rejeter la moindre tonne de boue rouge au large, mais demande une petite dérogation supplémentaire, un nouveau permis de polluer, pour ses rejets liquides uniquement, dont il ne sait que faire. Le Parc national des Calanques, né entre-temps, et au cœur duquel débouche le pipeline infernal, approuve même la poursuite de l’activité. Branle-bas de combat ! Cette fois, c’est l’artillerie lourde des études qui est dégainée de toutes parts : enquête publique, rapport du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) sur les choix technologiques faits par l’exploitant, saisine de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) par le ministère de l’Ecologie pour éclaircir – enfin – la question de la toxicité historique et future des effluents immergés.
L’année 2015 est une suite de scoops qui s’entrechoquent. Dans l’escarcelle des opposants arrive donc le rapport de l’Ifremer sur les moules notamment. Il montre que dans la zone touchée par les rejets historiques, à 50 et 100 mètres de profondeur, apparaissent des pics de contamination à l’aluminium et au titane, de 3,7 fois la valeur des sites témoins pour le premier, de 5,2 fois pour le second. Il y a également celui de l’Anses sur les poissons. Il estime que ses résultats pour l’exposition alimentaire à l’arsenic, au mercure et au plomb sont plus élevés que ceux présentés par l’exploitant dans une fourchette allant de 10 à 1 000 ! De là à suggérer qu’Alteo et ses prédécesseurs n’ont pas bien étudié le sujet… Le propriétaire d’Alteo, un fonds de pension américain et les 400 ouvriers de Gardanne dont les emplois sont en jeu brandissent, eux, plus volontiers, le rapport du BRGM, estimant que les choix d’Alteo font partie des meilleures technologies existantes. En clair, qu’il n’y a pas d’autre solution rentable disponible immédiatement pour traiter les effluents liquides que de continuer à les envoyer en mer. En déshydratant les matières en suspension et en les conservant à terre, on épure en quelque sorte les rejets d’une grande partie des métaux : réduction de 65% pour l’arsenic et de 82% pour l’aluminium. Les opposants lisent, eux, dans le même rapport, que malgré ces notables améliorations, ce sont toujours 4 tonnes d’arsenic par an, contenues dans les liquides, qui termineront sous une forme ou une autre dans le ventre des poissons. « Plus personne n’ose remettre en cause la toxicité des rejets de Gardanne !, lance, encore furieux, Olivier Dubuquoy, géographe à l’université de Toulon qui milite depuis des années contre les boues et fondateur de l’ONG The Ocean Nation. Le choix d’accorder une dérogation supplémentaire à Alteo n’a aucune raison écologique, il est purement économique. »
Car à la fin du mois de décembre, à la veille de l’échéance scellant le sort de Gardanne et de son pipeline, le combat de boue prend un tour très politique. Ségolène Royal, opposée à la dérogation, et Manuel Valls s’invectivent par presse interposée. La ministre de l’Ecologie accuse le Premier ministre d’avoir fait pression sur le préfet de Paca pour qu’il donne son feu vert aux effluents liquides, l’accusant de « chantage à l’emploi ». Et mercredi 6 janvier, Le Canard enchaîné sort de sa manche un compte-rendu d’une réunion interministérielle de novembre dernier où le Premier ministre demande bel et bien au Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques, dont le préfet suit l’avis, de valider le projet. Ce conseil, collégial et rassemblant des représentants de l’Etat, des associations de défense de l’environnement et des syndicats, s’est tenu le 22 décembre. « Une réunion épique, programmée juste dans les temps réglementaires et qui a duré neuf heures », soupire Jacky Bonnemain, président de Robin des bois, présent pour l’empoignade. Il est quasiment le seul, avec quatre autres représentants associatifs, à avoir voté le refus de la dérogation. A l’issue de ces conciliabules, c’est un laissez-passer de six ans qu’obtient Alteo, avec rendez-vous pris tous les deux ans pour faire le point sur la situation et examiner de nouvelles études d’impact sur le milieu marin et terrestre. « C’est une dérogation certes trop longue, mais conditionnelle, subordonnée à pas mal de contraintes, l’usine est désormais sous étroite surveillance et va être obligée de faire des investissements et des efforts pour répondre à ses nouvelles obligations », tente de positiver Jacky Bonnemain.
Les boues rouges seront désormais entassées sous forme compacte
Il existe bien des techniques de traitement à l’acide sulfurique, pour « nettoyer » les rejets liquides. Mais les mettre en place demande du temps et de l’argent : plusieurs années et plusieurs millions d’euros d’après le BRGM. De plus, les boues rouges ne se sont pas volatilisées. Extraites des rejets, elles seront désormais entassées sous forme compacte sur le site de stockage de Mange Garri, au sommet d’une colline, à quelques kilomètres de l’usine. Et les quantités sont énormes : quelque 300 000 tonnes doivent y arriver chaque année. Que contiennent-elles ? Quelle est la capacité de dispersion des poussières ocres et leur toxicité ? Nul ne le sait exactement. Le site accueille déjà, depuis plusieurs années, une partie des résidus de bauxite. Les riverains se plaignent régulièrement de la couche rouge qui recouvre par temps de vent leurs terrasses et leurs potagers. L’Anses, saisie une nouvelle fois en 2015, a conclu son rapport sur les risques sanitaires de l’installation en expliquant… qu’il était impossible de conclure, à cause du manque et de la confusion des données fournies par l’exploitant. « Les documents ne fournissent pas une seule donnée sur la composition chimique des poussières !, s’étonne Yves Noack, directeur de recherche CNRS (Centre national de la recherche scientifique) à l’Observatoire Hommes Milieux Bassin Minier de Provence, dont le laboratoire a lancé une étude il y a deux ans autour du site de Mange Garri, toujours en cours et dont les résultats ne sont pas encore exploitables. Quant aux services de l’Etat, ils auraient pu et dû demander à l’exploitant de mettre en place un système de surveillance de la qualité de l’air… »
L’autorisation de stockage à Mange Garri court jusqu’en 2021. Avant saturation du site, l’industriel devra avoir trouvé des solutions de recyclage pour les centaines de milliers de tonnes de résidus de bauxite. Alteo, qui n’a pas répondu dans les temps impartis à nos sollicitations, fabrique déjà un dérivé, appelé « Bauxaline », utilisé comme couverture de décharges de déchets ménagers. Mais, en dix ans, seules 300 000 tonnes de ce produit ont été vendues, soit autant que ce qui s’apprête à être déversé chaque année sur la colline provençale maintenant que le robinet maritime est fermé. Pour comble, le matériau contient une radioactivité naturelle qui lui donne fort mauvaise réputation. Une enquête de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) dans la zone d’entreposage des boues rouges a montré que le niveau de radiation y est 4 à 8 fois supérieur au niveau naturel local. « C’est très pénalisant pour le recyclage de ces boues en matériau de construction, par exemple. En réalité, il n’y a pas de solution de recyclage à moyen terme, explique Jacky Bonnemain. L’horizon de cette usine est très restreint : pour sauver ses emplois, il aurait mieux valu envisager une reconversion rapide que de prolonger artificiellement sa vie par des dérogations. »
« C’est encore l’écologie qui devient la variable d’ajustement »
Alors que l’entreprise disposait de vingt ans pour se préparer à l’échéance du 1er janvier, la situation ressemble désormais à un gros pataquès. « La question qui se pose, c’est celle de la reconversion d’une entreprise dont on ne sait pas traiter les rejets : comment s’y est-on préparé ? Tout cela manque de courage et d’anticipation et dès qu’il y a une tension sur l’emploi, c’est encore l’écologie qui devient la variable d’ajustement, déplore Yves Verilhac, directeur de la Ligue de protection des oiseaux, très remonté sur le dossier. Au lendemain de la COP21, pendant laquelle la France a donné des leçons au monde, les autorités brisent le contrat de confiance. » Au large de la côte méditerranéenne, la canalisation de Gardanne continue donc de cracher dans la fosse de Cassidaigne. A terre, les opposants ont créé une page Facebook nommée Colère rouge et appellent à une manifestation devant la préfecture des Bouches-du-Rhône, à Marseille, à la fin du mois, pour la faire entendre.
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