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Point besoin d’être un Clausewitz
mercredi, 25 novembre 2015 / Edgar Morin

Une tribune du philosophe Edgar Morin, après les attentats qui ont frappé Paris et Saint-Denis, le 13 novembre dernier.

La France, au lieu d’intervenir pour créer les conditions d’arrêt de la guerre de Syrie, s’est rangée parmi les combattants. Au lieu de considérer que le préalable à toute issue est l’arrêt des combats, c’est-à-dire des massacres, elle exige comme préalable l’élimination de Bachar Al-Assad (le président syrien, ndlr).

Point besoin d’être un Clausewitz (1) pour savoir que, plutôt que multiplier ses ennemis, il faut savoir isoler son ennemi principal. Cela signifie qu’il faut tout faire pour gagner la paix en Syrie si l’on veut gagner la guerre contre Daech.

Il est illusoire de croire que cette guerre peut être gagnée en France. Même si notre société devient une société de surveillance policière, celle-ci ne peut éliminer un mouvement clandestin surtout fanatique et prêt à tous les sacrifices. L’Angleterre n’a pu échapper à la guerre d’attentats irlandaise pendant des dizaines d’années, l’Espagne n’a pu échapper aux attentats basques… Et la pire oppression comme la pire répression surexcitent la Résistance, comme nous l’avons vu sous l’occupation nazie. Quand j’entends le claironnant « nous allons gagner cette guerre », je me souviens d’avoir entendu Paul Reynaud (ministre des Affaires étrangères sous la Troisième République, ndlr) proclamer en 1939 « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ».

La guerre ne peut être gagnée que par la paix et à sa source même : le Moyen-Orient. Mais il n’y a pas que la source du Moyen-Orient, il y a la source des banlieues où une minorité de rejetés, rejetant ce qui les rejette, croient trouver salut et rédemption dans l’absolu fanatique. Dans la situation régressive où le peuple républicain dépérit, où seuls quelques dinosaures demeurent soucieux de l’humanité, où le repli sur une conception mutilée de l’identité progresse, où le cours de la mondialisation nous entraîne vers des périls en chaîne, nous devons garder l’esprit de résistance et l’esprit d’humanité. —

Paris, le 16 novembre 2015

(1) Carl von Clausewitz (1780-1831), officier prussien, auteur de De la guerre (disponible aux Editions de minuit)