Depuis un demi-siècle, tout a été fait pour que les paysans français ne puissent se passer des produits phytosanitaires. Voici comment.
Entre la chaussée et la vigne, quelques dizaines de centimètres. Ici, en plein cœur du bordelais, le moindre mètre carré de terre porte en lui l’espoir de quelques bouteilles de grand cru. Et, puisque le village que nous traversons n’est autre que Saint-Emilion (Gironde), les vignobles, déjà enserrés entre deux rangées d’habitations, viennent lécher le bitume. Une odeur acre entre dans l’habitacle surchauffé par la canicule de juillet. Sourcils froncés, la conductrice remonte la vitre : « Ils sont en train de traiter. » Il reste une bonne dose d’amertume dans la voix de Valérie Murat. Depuis des mois, cette fille de vigneron consacre ses soirs et week-ends à démontrer la responsabilité des fabricants de pesticides dans la mort de son père. Le lien entre l’exposition à l’arsénite de sodium, qu’il a épandu pendant quarante-deux ans seulement et le cancer bronchopulmonaire qui l’a emporté en 2012, a été établi il y a quatre ans. Cette reconnaissance lui a permis de toucher une rente les neuf derniers mois de sa vie. Sa fille ne compte pas en rester là. D’abord, elle veut « comprendre pourquoi un produit reconnu dangereux dès 1955, interdit à l’agriculture en 1973, a vu son homologation renouvelée jusqu’en 2001 pour la viticulture ». Puis, « mettre l’ensemble des acteurs devant leurs responsabilités ». En avril, elle a donc porté plainte contre X pour homicide involontaire. Les industriels, la Mutualité sociale agricole (MSA) et les pouvoirs publics sont visés. En septembre, la victoire de Paul François contre Monsanto lui donne des raisons d’espérer. Une différence de taille sépare pourtant ces deux dossiers : tandis que le premier concerne une intoxication aiguë, le second ouvre le délicat chantier de l’exposition chronique.
« Certains jours, les agriculteurs vivent dans des poudres arsenicales, de lindane ou de DDT, et on n’attirera jamais assez l’attention sur l’action périodique de petites doses qui peuvent fort bien déterminer des intoxications chroniques insidieuses. » Cette mise en garde du docteur Breton, toxicologue à l’Institut national de médecine agricole, remonte à 1959. Un demi-siècle plus tard, dans un bureau de la MSA Gironde, un autre médecin, Bernard Ladépêche, confesse : « Ce que l’on a encore du mal à appréhender, ce sont les impacts à long terme, ces maladies qui apparaissent après des années d’incubation. »
(Valérie Murat, fille de vigneron, veut prouver la responsabilité des pesticides dans la mort de son père. Crédit photo : Photopqr / Sud Ouest / Taris Philippe)
Que s’est-il passé en près de cinquante ans ? Après des décennies à tergiverser, l’arsénite de sodium, le DDT, le lindane ont été retirés du marché.
Mais d’autres produits, à la cancérogénéité presque certaine, sont toujours commercialisés.
« Et, à ce jour, aucun industriel n’a payé », souligne François Lafforgue, l’avocat de Valérie Murat. Le cas de James-Bernard Murat n’est pourtant pas isolé.
« Une soixantaine de travailleurs exposés nous contactent chaque année, explique Ophélie Robineau, chargée de mission de l’
association Phyto-victimes.
Ce sont des personnes qui ont 40 ans ou plus et souffrent de pathologies très lourdes. » Ses pochettes cartonnées renferment des vies amochées : cancers du poumon, du sang, de la vessie, maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou Parkinson.
« Malgré les réticences à entamer ces démarches, le nombre de dossiers grimpe chaque année », constate-t-elle. Omerta ou pas, en quatre ans, l’association a gagné 130 adhérents.
Sur la même période, François Lafforgue s’est emparé de 45 dossiers. Convaincu d’être à l’aube d’un
« drame sociétal », ce spécialiste des actions de groupe a fait de la défense des agriculteurs malades sa bataille.
« Ce que nous reprochons aux industriels, c’est d’avoir mis sur le marché des produits dont ils connaissaient la dangerosité », précise-t-il. Une ancienne employée de Novartis, depuis absorbée par Syngenta, témoigne du cynisme ambiant qui régnait au début des années 2000 :
« Je me rappelle avoir assisté à une réunion juste après l’interdiction de l’atrazine au cours de laquelle la direction a demandé aux commerciaux de redoubler d’efforts pour écouler les stocks. » Ces salariés
« étaient intéressés au bénéfice et je crois que la plupart ne savaient pas exactement ce qu’ils vendaient », a-t-elle constaté en vingt ans de boutique.
« Possibilité d’effets irréversibles »
L’étiquetage des bidons témoigne lui aussi du peu de cas fait de la santé des usagers. Sur les étiquettes de Pyralesca – produit à base d’arsénite de sodium – retrouvées par Valérie Murat, la mention « R45 », signifiant
« peut provoquer le cancer », n’apparaît pas. A la place, on trouve un timide « R40 », soit l’avertissement nébuleux d’une
« possibilité d’effets irréversibles ». Un élément que François Lafforgue versera au dossier.
« On cherche les failles de ce type, mais c’est le fonctionnement tout entier de cette industrie que nous devrions juger », estime l’avocat. Sa solution : la création d’un fonds d’indemnisation directement alimenté par les firmes. Au sein de l’association Phyto-victimes, on préfère batailler au cas par cas pour la reconnaissance des maladies professionnelles. Celui de Dominique Marchal témoigne d’un parcours du combattant.
« Il a d’abord fallu prouver que j’étais malade, donc trouver un toxicologue, puis montrer que j’avais été exposé au benzène. Sauf que, sur les 250 produits que j’ai utilisés, sa présence n’était jamais mentionnée. J’en ai donc fait analyser 15, la moitié en contenait. » Diagnostiqué malade en 2002, le céréalier a obtenu gain de cause en 2006 au terme d’un combat livré seul. Ou presque.
« C’est mon épouse qui a poussé, c’est quasiment toujours les épouses qui font avancer ces dossiers », glisse-t-il. En 2011, à la suite d’une réunion avec d’autres professionnels victimes des produits phytosanitaires, Phyto-victimes est créée.
(Bernard Ladépêche, médecin chef à la MSA. Crédit photo : Photopqr / Sud Ouest)
Huit ans plus tard, l’association se targue de deux victoires : l’inscription de Parkinson et des lymphomes non hodgkiniens au tableau de la MSA.
« Désormais, presque tous les agriculteurs qui sont atteints d’un parkinson se voient reconnaître une maladie professionnelle, commente le docteur Ladépêche, déplorant à demi-mot cette automaticité.
Parfois, on connaît mal l’ampleur de leur exposition. » « Et prenez l’arsénite de sodium : sur dix cas reconnus maladie professionnelle, plus de la moitié fumait plus d’un paquet par jour », ajoute-t-il, méfiant. Son discours est au diapason de celui de son institution. Car, dès qu’il s’agit de pesticides, l’organisme privé traîne des pieds. Un réseau de toxicovigilance a certes été créé en 1991, renommé Phyt’attitude et renforcé par un numéro vert en 2004. Mais chaque inscription de maladie au tableau est obtenue à l’arraché.
« La plupart du temps, je plaide devant le tribunal des affaires de Sécurité sociale dans des cas où la MSA refuse de reconnaître ce caractère professionnel », précise François Lafforgue. Lors de ces audiences, les avis émis par les comités de médecins vont rarement dans le sens du plaignant.
« Ces comités sont en partie composés de médecins de la MSA », observe l’avocat. Au sein de la mutualité, on dégaine invariablement l’
étude Agrican « Cancer et Agriculture », menée auprès de 180 000 affiliés et publiée en 2011. Verdict ?
« Les agriculteurs sont en meilleure santé que le reste de la population. » Ils ont 27% de chances de moins de mourir d’un cancer pour les hommes, 19% pour les femmes. Sauf que, dans la cohorte, un homme sur deux et neuf femmes sur dix n’ont jamais eu recours aux pesticides. Un biais qui n’empêche pas l’étude d’être brandie sitôt le mot « pesticide » prononcé.
Week-ends de chasse et matchs de foot
« Les industriels ont réussi à faire douter les agriculteurs d’eux-mêmes », soupire Valérie Murat. Dans la sombre cuisine familiale, elle dépose un épais classeur sur la toile cirée. A l’intérieur, des factures atteignant parfois 75 000 francs (11 430 euros) dévoilent d’interminables listes de produits. Son père se fournissait à deux pas.
« Vous ne faites pas cinq kilomètres sans tomber sur un vendeur », soupire Françoise-Monique Murat, sa mère. De fait, dans ce pays de vin, culture qui n’occupe que 3% de la surface agricole française mais engloutit 15% des produits phytosanitaires, le territoire est maillé par les distributeurs.
A ce stade, intervient un personnage clé, le conseiller technico-commercial. Ce salarié, souvent employé par les coopératives, a une double mission.
« J’étais la personne que l’agriculteur appelait en cas de pépin », explique Pierre, retraité depuis dix ans. Sur les dosages et la fréquence de pulvérisation, l’avis du technicien fait foi. Dans le même temps, l’homme prend les commandes de phytosanitaires.
« On avait des salaires fixes mais des objectifs de ventes », poursuit le retraité.
« C’est comme si votre docteur et votre pharmacien étaient une seule personne », résume Maxime Julliot, vigneron en conversion bio à Listrac-Médoc (Gironde). Par docteur, entendez médecin de famille.
« J’ai suivi certains adhérents du début à la fin », reprend Pierre. Une relation de confiance renforcée par des gestes. A Pujols, des voisins ont reçu des invitations pour des week-ends de chasse. A Listrac-Médoc, on parle de places de matchs de foot en tribune VIP. A ces occasions, la santé n’est pas au cœur des conversations…
« Avec le temps, on est devenus plus rigoureux, corrige Pierre.
On vendait toujours des produits dangereux mais avec des têtes de morts sur les bidons. »
Quelques années et un plan Ecophyto plus tard, fabricants, distributeurs et pouvoirs publics n’ont que deux mots à la bouche : formation et protection. A partir de novembre, les manipulateurs de produits devront avoir passé leur « Certiphyto ». A l’issue de ce stage, un petit livre vert,
Mes antisèches phytos, rédigé par le chimiste BASF et le distributeur Vitivista, leur est distribué.
Double casquette et pantouflages
Dans la cour d’une exploitation de Listrac-Médoc, un ouvrier agricole en tenue de cosmonaute se débat avec un pulvérisateur. Dans la lutte qui l’oppose à la machine, l’homme perd patience, enlève ses lunettes et ses gants, et finit par être légèrement aspergé au visage.
« Pile au moment où il y a une journaliste », grommèle Maxime Julliot. Le pire a été évité. Ici, on est en bio.
« N’empêche que le cuivre et la soude ne sont pas inoffensifs, soupire-t-il.
Dans un cas comme ça, je devrais mettre des blâmes pour non-respect des consignes de sécurité, mais vous voyez… » Déboucher un pulvérisateur en tenue de protection sous 40°C semble en effet aussi aisé que broder avec des moufles.
Finalement, ceux que ces équipements couvrent le plus, ce sont les fabricants.
« Les politiques de prévention imputent aux victimes d’intoxications, de manière implicite, la responsabilité de leurs propres souffrances », expliquent les sociologues Jean-Noël Jouzel et François Dedieu. Et si les équipements étaient mal adaptés ? Des ergonomes cités dans leurs travaux parlent d’un
« transfert de technologie mal maîtrisé », en clair d’une tentative maladroite de transposer à l’agriculture un équipement industriel. Dans le Bordelais, l’homme en charge de l’application du plan Ecophyto reconnaît lui-même traiter sans se protéger. Vice-président de la Chambre d’agriculture de Gironde, Patrick Vasseur ne s’inquiète pas.
« On vit de plus en plus longtemps… Aujourd’hui, on parle de cancer mais au temps de nos grands-parents, on ne savait pas de quoi on mourrait. » L’homme, qui a
« commencé sa carrière en plein boom de la chimie », préfère regarder les progrès accomplis.
« Entre 1990 et 2015, les volumes de pesticides ont baissé de 30%. » Sans compter la formation des usagers, l’indépendance des conseillers
« qui ne doivent plus seulement faire du business » ou des délais d’entrée sur les parcelles traitées,
« rallongés parfois jusqu’à quarante-huit heures », énumère celui qui est aussi à la tête de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles. Dans le milieu, double casquette et pantouflages surprennent peu.
« Eugénia Pommaret n’est-elle pas l’ancienne responsable environnement de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles ? », souligne Emmanuel Aze, chargé des pesticides à la Confédération paysanne.
Le discours du syndicat concurrent sur l’absence d’alternatives ne le laisse pourtant pas indifférent.
« Cet été, j’ai diminué les doses de glyphosate, c’était la cata », soupire l’arboriculteur.
« Arrêter de traiter ? C’est la certitude de ne plus dormir de la nuit », confirme Maxime Julliot. Entre ses doigts, quelques grains de raisin rabougris indiquent que le mildiou n’épargnera pas ses pieds.
« C’est une solution de facilité, la chimie, elle a réponse à tout, reconnaît Dominique Marchal.
Mais ça fait plus de trente ans qu’on va dans le même sens, on ne peut pas renverser la vapeur en un jour. » Au sein de Phyto-victimes,
« mêmes malades, on est nombreux à continuer à traiter », soupire le vice-président. Ce sentiment d’impuissance n’est que la manifestation de ce que Jean-Marc Meynard, agronome, appelle un
« verrouillage socio-technique ».
« Soit tout un secteur qui, des filières agroalimentaires aux réseaux de conseil agricole, s’est construit autour d’une technologie. » D’autres options que la monoculture gourmande en intrants existent pourtant.
« Mais il nous faudrait renoncer à faire de la vigne, rien que de la vigne sur le moindre centimètre carré de terre », soupire Maxime Julliot. Et ce, même à Saint-Emilion. —
A lire pour aller plus loin :
Le livre noir de l’agriculture, d’Isabelle Saporta (Fayard, 2011)
Un empoisonnement universel, de Fabrice Nicolino (Les Liens qui libèrent, 2014)
Le monde selon Monsanto, de Marie-Monique Robin (La Découverte, 2009)