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Hervé Le Treut : « Le problème n’est pas de savoir qui a mal agi, mais quelles sont les solutions devant nous »
mardi, 25 août 2015 / Amélie Mougey

Membre éminent du Giec, le climatologue explique ce qu’il attend des négociations de la conférence de Paris sur le climat (COP21), et livre sa vision des décennies à venir. Entre lucidité et refus du catastrophisme.

Vous travaillez sur le changement climatique depuis la fin des années 1970. Avez-vous l’impression que le problème est enfin pris à bras-le-corps ?

Il est abordé avec plus de maturité. Lorsque j’ai débuté mes travaux sur les gaz à effet de serre (GES) en 1986, le problème commençait tout juste à être pris en compte : en 1988, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) voyait le jour, et le premier Sommet de la terre, celui de Rio en 1992, approchait. Mais, dans les laboratoires de recherche, les climatologues avaient d’autres préoccupations : les sécheresses terribles en Afrique de l’Ouest, la pollution urbaine. Le changement climatique n’était pas encore un thème scientifique majeur. Aujourd’hui, le problème n’est plus le même. Les GES sont devenus un enjeu important car leurs émissions n’ont cessé d’augmenter. Lorsqu’on a commencé à mesurer le niveau de CO2, dans les années 1960, on émettait environ 2 milliards de tonnes de carbone par an. Aujourd’hui on en émet 10 milliards, soit cinq fois plus. Il y a 20 ans, ce « on » renvoyait à 15% à 20% de la population mondiale. Aujourd’hui il désigne beaucoup plus de monde. Personne n’avait anticipé le démarrage foudroyant des économies de l’Asie de l’Est et de la Chine. On a changé d’époque sans s’en rendre compte et de manière extraordinairement rapide. Les premiers symptômes observables, comme la hausse des températures, la fonte estivale des glaces arctiques ou le relèvement du niveau de la mer, ont entraîné une prise de conscience plus forte. C’est le cas pour les nouveaux pays pollueurs, comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Souvent situés dans la zone intertropicale, très vulnérable au changement climatique, ils ne peuvent plus en ignorer les risques.

Quel tableau pouvez-vous dresser de ce qui nous attend ?

Il est très difficile, même pour un climatologue, de répondre à cette question. On nous demande souvent d’imaginer la vie de quelqu’un en 2050 dans un monde plus chaud. Nous avons beaucoup de mal à mettre une image là-dessus. Il y aura une continuité avec ce que nous vivons. Nous connaissons déjà beaucoup de bouleversements, il suffit de penser aux cyclones qui ont frappé New York (Etats-Unis) ou les Philippines, aux canicules comme celle de 2003 ou aux sécheresses. Ce qui va changer, c’est la fréquence et l’intensité de ces épisodes. Le système climatique est naturellement changeant, mais nous y ajoutons une dimension supplémentaire d’imprévu.

Comment appréhender l’avenir, alors ?

Je préfère raisonner à l’envers. Le changement climatique est porteur de risques : on ne sait pas dire le futur de manière précise, mais on sait dire les risques qu’il propose. Parmi ceux-ci, on doit décider de ceux que l’on voudrait éviter et ceux dont on voudrait se protéger en priorité. Concevoir l’urbanisme du futur implique par exemple d’être attentif aux risques de vagues de chaleur. De même, des cultures agricoles soumises à des alternances d’inondations et de sécheresses devront être capables d’y résister. Que proposer aussi le long des côtes et estuaires, ces zones qui courent le risque d’être régulièrement submergées ? C’est dans ce sens qu’il faut raisonner.

Quelles sont les conséquences du dérèglement climatique qui vous préoccupent le plus ?

Ma réponse a une dimension personnelle : elle dépend de considérations éthiques ou culturelles autant que scientifiques. A mes yeux, il y a deux dangers majeurs. Tout ce qui est lié à la perte du vivant, de la biodiversité, car c’est un patrimoine qu’on ne reconstituera pas. Au début de ses activités, le Giec s’y intéressait peu : le climat apparaissait surtout comme un problème de physiciens. Aujourd’hui, alors que des facteurs multiples entraînent une perte de biodiversité (certains parlent même de sixième extinction) , on mesure à quel point le facteur climatique peut accélérer le phénomène. Le second enjeu est social, économique et politique. Pour faire simple : comment peut-on vivre nombreux sur la planète, avec un climat qui change, sans générer de la misère et des conflits ?

Peut-on encore rectifier le tir ? N’a-t-on pas atteint un point de non-retour ?

La particularité des gaz à effet de serre, c’est de s’accumuler et de rester longtemps dans l’atmosphère. Comme nous avons déjà émis des volumes très importants, les échéances que l’on situait vers la fin du siècle se sont rapprochées. D’une certaine manière on les a dépassées. Limiter le réchauffement à 2 °C, l’objectif mis en avant par le monde politique, ne constitue pas une protection absolue. Mais il est déjà compliqué à atteindre. Rien de ce que l’on pourra faire ne sera inutile. Même si, pris séparément, tout peut paraître insuffisant.

Une hausse plafonnée à 2 °C, c’est l’objectif de la COP21. Quel espoir placez-vous en ces négociations ?

Il s’agit d’un processus politique, et non scientifique. Beaucoup de pays sont conscients des enjeux. On peut donc espérer une volonté commune d’arriver à un accord avec une ambition « suffisante », bien que ce critère soit sujet à débat. Dans le même temps, la COP21 rassemblera la société civile. Au-delà des accords, elle joue un rôle crucial d’animation, d’agitations d’idées.

Dans ces discussions sur le climat, quelle doit être aujourd’hui la place des scientifiques ?

Notre rôle a d’abord consisté à établir un diagnostic. Le Giec a été organisé en séparant les facteurs scientifiques « durs » des autres facteurs, notamment politiques, pour une mise à plat la plus objective possible. Sa force a tenu et tient encore dans cette attitude « chimiquement pure ». Cela a permis de dresser un diagnostic d’alerte étayé et endossé presque unanimement par la communauté scientifique. Maintenant que cette alerte atteint le grand public et les décideurs, la réflexion est celle de l’action. Que fait-on ? Quelle filière énergétique soutient-on ? Comment partager l’usage des sols entre biocarburants, alimentation, maintien de la biodiversité naturelle ? Dans ces décisions, des paramètres d’ordre culturel, voire religieux – la justice, l’éthique – entrent en jeu. En ce sens l’encyclique du pape a toute sa place. Pour autant, si la décision finale revient aux citoyens et aux politiques, les scientifiques doivent rester vigilants.

Sur la question climatique, qu’attendez-vous des décideurs politiques ?

Ce n’est peut-être pas au scientifique d’exprimer cette attente : dans les démocraties, les politiques sont le reflet de la société. Je crois que c’est à ce niveau que les choses trouveront la force de durer. Cela passe par l’éducation. Le plus grand nombre doit comprendre et s’emparer de ces enjeux complexes. Pour passer du diagnostic aux solutions, les décisions doivent s’appuyer sur une analyse approfondie. Celle-ci manque souvent aujourd’hui.

A-t-on perdu du temps ?

Il y a un décalage entre l’ampleur de l’enjeu et la rapidité de l’action. Mais on ne bouscule pas le monde du jour au lendemain à partir des petits modèles informatiques. Entre le travail de poignées de scientifiques qui disent « Si l’on continue à émettre des gaz à effet de serre ça va changer la planète » et puis ce que ça représente de se passer des énergies fossiles, il fallait nécessairement une phase de débat, d’appropriation, de maturation. Si l’on a perdu du temps c’est sur une fenêtre finalement assez courte, entre les hésitations sur le protocole de Kyoto (adopté en 1997, entré en vigueur en 2005, ndlr) et maintenant. Une partie des débats pour savoir si le problème des gaz à effet de serre était réel, ce que l’on appelle le climato-scepticisme, a retardé le moment où l’on s’interroge sur ce qu’on peut faire et comment. La communauté scientifique ne fuit pas le débat ; c’est au contraire ce qui la fait vivre. Mais il y a eu des lobbies, un refus de voir le monde évoluer. Nous acceptons difficilement d’être mortels, nous acceptons difficilement que les choses changent. A des degrés divers, nous sommes tous comme ça. Le problème aujourd’hui n’est pas de savoir qui a mal agi mais plutôt quelles sont les solutions devant nous.

Celles-ci existent donc ?

Bien sûr. Il y a en beaucoup à notre portée : augmenter la part des énergies renouvelables, diminuer le gaspillage de ressources. Selon que l’on se lance dans ces actions ou non, l’image du futur n’est pas la même. Je crois beaucoup aux échelles locales, je crois beaucoup à ce qui peut mettre le citoyen proche des décisions. Pour la nouvelle génération il y a quelque chose à construire qui peut être vu comme un défi passionnant.

Et dans le même temps, quand on a votre connaissance et donc votre niveau de conscience du danger, n’aborde-t-on pas le futur avec anxiété ?

Mon père est cancérologue. Je crois que je n’ai jamais réussi à me faire autant de soucis pour le climat qu’il s’en est fait pour ses malades. Bien sûr, nous sommes face à des perspectives très inquiétantes. En même temps, la situation n’est pas sans issue. La possibilité de construire un monde sans passer par les déflagrations qui ont secoué le XXe siècle – les guerres mondiales, les dictatures, les camps de concentration, le goulag – est encore à notre portée. Nous venons de fêter le centenaire de la Grande Guerre, et pour être honnête, je préfère que mes enfants aient moins de 30 ans en 2014 qu’en 1914. Le climat est un facteur de risques important, mais il laisse des marges de manœuvre. —



Hervé Le Treut en dates
- 1958 Naissance
- 1985 Soutient sa thèse sur la modélisation des nuages dans le système climatique
- 2005 Elu à l’Académie des sciences
- 2009 Directeur de l’Institut Pierre-Simon Laplace. Il y dirige le laboratoire de météorologie dynamique.

A lire : Nouveau climat sur la Terre : comprendre, prédire, réagir, de Hervé Le Treut (Flammarion, 2009)