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Perturbateurs endocriniens : « L’illusion d’un débat a été financée par l’industrie »
jeudi, 21 mai 2015
/ Amélie Mougey
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« On a même retrouvé des phtalates dans l’urine des Amish », raconte la journaliste Stéphane Horel. Auteure d’un rapport accablant sur les lobbies à Bruxelles, elle déplore qu’aucun règlement sur la question ne verra le jour avant 2017.
Insaisissables, inquantifiables… Dès qu’il est question des perturbateurs endocriniens, nous n’avons qu’une certitude : ces substances, omniprésentes dans notre quotidien, interfèrent avec notre système hormonal et in fine nuisent à notre santé. En 2009, l’Union européenne s’est donc donné pour mission de les définir pour mieux les réglementer. Mais le dossier, censé aboutir quatre ans plus tard, patine. Publications d’études contradictoires, lancement de nouvelles procédures… A Bruxelles, les lobbies industriels se démènent pour que la question ne soit jamais tranchée. C’est ce que raconte, extraits de correspondance à l’appui, l’enquête « Toxic Affair : comment les lobbies bloquent l’action sur les perturbateurs endocriniens », publiée ce mercredi matin par Corporate Europe Observatory, une association spécialisée dans l’influence des groupes de pression. La journaliste indépendante Stéphane Horel, collaboratrice de Terra eco – elle a notamment signé l’enquête « Petits arrangements bruxellois entre amis du bisphénol A » – et coauteure de ce rapport, décrypte les tenants et les aboutissants du dossier.
Terra eco : Sur la question des perturbateurs endocriniens, y-a-t-il une réglementation européenne ?
Stéphane Horel : Pas à ce jour. La première étape d’une règlementation consiste à établir une liste de critères définissant ce qu’est un perturbateur endocrinien. On en est au même stade qu’il y a quarante ans avec les produits cancérigènes. Il fallait d’abord se poser la question : « Qu’est ce qu’un produit cancérigène ? » avant d’élaborer une législation qui permette de sauver des vies. Concernant les perturbateurs endocriniens, le Parlement européen avait donné à la Commission jusqu’à mi-décembre 2013 pour établir ces critères. Mais du fait de l’activité des lobbies industriels, qui voulaient imposer leurs propres critères, cette échéance n’a pas été respectée. Après des mois d’offensive, ceux-ci ont remporté une manche importante. En définitive, aucune règlementation ne sera adoptée avant 2017.
En attendant, qu’est-ce qui nous protège de ces substances ?
Tant que la réglementation européenne n’existe pas, nous n’avons que la loi française sur le bisphénol A. C’est une goutte d’eau. Il existe au bas mot près d’un millier de perturbateurs endocriniens. Le bisphénol A n’est que l’un d’entre eux, certains sont beaucoup plus dangereux.
La dangerosité de ces substances est-elle aujourd’hui avérée ?
Au sein de la communauté scientifique, il y a la certitude que ces substances posent problème. Cette problématique est comparable à celle du réchauffement climatique. Le consensus scientifique existe depuis les années 1990. L’illusion d’un débat, la fabrique d’une controverse ont été financés par des industries qui voyaient leurs intérêts menacés. Les pétroliers ont financé les climato-sceptiques. L’industrie chimique finance les études contradictoires sur des perturbateurs endocriniens. Aujourd’hui, la communauté scientifique – c’est-à-dire l’ensemble des personnes qui travaillent en laboratoire sur ces substances – s’accorde à dire qu’elles sont néfastes. En 2012, le professeur Kortenkamp, une sommité sur le sujet publiait un rapport faisant la synthèse des travaux déjà menés sur la question. Ce professeur concluait à un « consensus sur la dangerosité de ces produits ». Certains scientifiques qui disent le contraire sont liés à l’industrie et mènent des recherches qui n’ont souvent rien à voir. Par exemple, sur les 18 scientifiques du groupe de travail sur les perturbateurs endocriniens de l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, seules quatre personnes avaient déjà travaillé sur le sujet et au moins huit avaient des conflits d’intérêts.
Pourquoi les fonctionnaires ne suivent-ils pas l’opinion dominante de la communauté scientifique ?
Parce que les technocrates européens ont souvent un bac +7 en droit, rarement en biologie moléculaire. Catherine Day, la secrétaire générale de la Commission européenne, a d’autres choses à faire que d’éplucher les rapports scientifiques de 600 pages. Sur le plan scientifique, elle ne sait pas de quoi il retourne, donc dès qu’on lui dit qu’il y a une controverse, un problème avec la science, elle annule tout. Ce manque de compétences scientifiques n’est pas répréhensible en soi, mais le problème est en amont, lors de la manipulation de la science comme technique de lobbying.
Ces lobbies qui bloquent le dossier des perturbateurs endocriniens, qui sont-ils ? Quelle est leur force de frappe ?
Leur puissance est considérable. Tous les secteurs économiques ou presque sur cette planète seraient touchés par une réglementation sur les perturbateurs endocriniens. L’industrie chimique, mais aussi cosmétique, les fabricants de pesticides… Même l’industrie des pneumatiques a intérêt à ce que cette règlementation ne voie pas le jour. Résultat, à Bruxelles, des moyens considérables sont déployés pour contrer l’avancée des discussions. Entre lobbyistes et ONG, on est face à un énième épisode de David contre Goliath. D’un côté, le Conseil européen de l’industrie chimique (Cefic), qui défend les intérêts de l’industrie chimique, emploie 150 personnes et fonctionne avec un budget annuel de près de 40 millions d’euros. Il peut compter sur l’appui d’autres groupes de défense d’intérêts comme l’European Crop Protection Association (ECPA), le lobby des pesticides. Face à cette coalition, toutes les associations de défense de l’environnement et de la santé réunies comptent au plus 12 personnes qui travaillent sur ce sujet. Heal, la principale ONG européenne sur les questions de santé et d’environnement fonctionne avec un budget de 680 000 euros.
Quelles sont les stratégies des lobbies ?
Ils ont plusieurs méthodes. Dès qu’on touche à la science, les lobbyistes ont recours à une boîte à outils particulière. Cela passe par des publications. C’est un business. Des recoins du lobbying y sont spécialement consacrés. Certains cabinets de consultants scientifiques, comme Gradient, ont pour vocation de pondre de la matière scientifique dont l’unique objectif est d’alimenter les discours des lobbyistes. Ces travaux sont ensuite publiés dans des revues, dont certaines sont également capturées par l’industrie. En juin 2013, un éditorial expliquant que les précautions concernant les perturbateurs endocriniens étaient infondées a été publié dans 14 revues scientifiques. Sur les 18 éditorialistes qui l’ont signé, 17 avaient des liens avec l’industrie. L’industrie finance également tout un tas de rencontres informelles, de congrès animés par des scientifiques acquis à leur cause. Le tout dans le but de fabriquer de la controverse.
Dans votre rapport, vous expliquez que l’un des chevaux de bataille des lobbyistes était d’obtenir une étude d’impact. Pour quoi faire ?
Les études d’impact font partie de l’arsenal administratif européen utilisé par les lobbyistes. Si les industriels réclament ces études, c’est parce qu’ils savent qu’elles vont suspendre les discussions pour au moins un an et que leurs conclusions leur seront généralement favorables, car l’impact que mesurent ces études est principalement économique. C’est beaucoup plus facile de mettre un chiffre au bout d’un une ligne « Emplois » ou « Chiffre d’affaires » qu’au bout d’une ligne « Problèmes de santé épargnés ». C’est ce que j’appelle la « stratégie du chiffre épouvantail ». Dans ses propres études d’impact, publiées avant qu’une réglementation soit adoptée, l’industrie prédit des pertes massives, la mort de son activité. L’argumentaire est encore plus puissant quand on touche aux enjeux alimentaires. A chaque fois que l’industrie des pesticides se sent menacée, elle dégaine l’argument de la faim dans le monde, prédit la disparition de la carotte. Or, une fois les réglementation adoptées, on se rend compte que, dans la plupart des cas, les alertes étaient exagérées. Pourtant, la pertinence de ces estimations n’est jamais remise en question. A l’inverse, si le coût en matière de santé était vraiment pris en compte, l’industrie perdrait. Une étude de mars dernier menée par l’Endocrine Society a évalué à plus de 150 milliards d’euros les pertes annuelles de l’Europe liées à l’exposition aux perturbateurs endocriniens. En face, les pertes économiques liées à la mise en œuvre d’une règlementation s’élèveraient à 4 millions d’euros, si l’on reprend l’un des chiffres de l’industrie.
Dans votre rapport, vous expliquez que les discussion autour du Traité de libre échange transatlantique (Tafta) ont pesé dans la décision…
Oui. L’industrie s’est énormément servie du Tafta comme élément de chantage. La vocation de ce traité est d’aplanir les différences entre les marchés européens et américains. Les industries ont donc argué que l’adoption d’une règlementation sur les perturbateurs endocriniens pourrait bloquer l’avancée des négociations. Une délégation américaine représentant l’industrie des pesticides, CropLife America, s’est même rendue à Bruxelles pour exposer au Secrétariat général de la Commission européenne les problèmes que ça pourrait poser (voir aussi les e-mails envoyés à ce sujet). Dans une institution qui n’est pas réputée d’extrême gauche, ces arguments ont pesé.
Au sein de l’Europe, il n’y a donc aucun contrepoids ? Aucun moyen de faire passer la santé au premier plan ?
Le tableau n’est pas tout noir. Il y a au sein des institutions européennes des gens qui croient en l’Europe et en l’intérêt général, des fonctionnaires européens qui pendant quatre ou cinq ans ont résisté aux lobbies industriels. L’Europe les a récompensés en les mettant au placard. Les choses bougent tout de même. La Suède, qui est très remontée, a porté plainte contre la Commission européenne pour « failure to act ». En français, on pourrait appeler ça la procédure du « T’as pas agi ». Le Parlement européen et le Conseil soutiennent la procédure, ce qui est inédit. Quel que soit le résultat, le message est fort.
Vous travaillez depuis 2012 sur lobbying européen qui entoure le dossier des perturbateurs endocriniens. Vous avez réalisé le documentaire Endoc(t)rinement à ce sujet, publié des enquêtes dans Terra eco et vous vous apprêtez à sortir un livre. C’est un dossier long et complexe. Qu’est ce qui vous anime ?
L’enjeu. Il est considérable. Le dossier des perturbateurs endocriniens est le problème de santé public des quinze prochaines années. On pense que ces substances provoquent des cancers, entraînent des problèmes de fertilité et d’obésité. Or, elles sont présentes absolument partout. On a même retrouvé des phtalates, l’un de ces perturbateurs endocriniens, dans l’urine des Amish, cette communauté qui vit pourtant sans électricité ni cosmétiques aux Etats-Unis. Cette omniprésence est la raison pour laquelle il faut une règlementation globale. On ne peut résoudre ce problème par des changements de comportements individuels. Ce sujet m’intéresse car il est révélateur du fonctionnement de l’Union européenne. Il montre le poids de l’industrie en son sein et les carences démocratiques de ses institutions. Comme beaucoup de citoyens, la plupart les journalistes ont cessé de s’intéresser à l’Europe. Résultat, l’Europe fait ce qu’elle veut et parfois elle peut faire n’importe quoi.
Quand on rapporte l’inaction de l’Europe à l’ampleur du danger, le dossier des perturbateurs endocriniens devient terriblement anxiogène…
Je n’aime pas beaucoup ce mot. Je pense qu’il est préférable de savoir plutôt que de ne pas savoir. Ce n’est pas une question de confort personnel, c’est une question de responsabilité et d’éthique collective.
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