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Quand BlaBlaCar gobe tout rond le covoiturage local
vendredi, 6 mars 2015 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Le n°1 européen du covoiturage a fusionné des plateformes locales avec son site. Une initiative peu goûtée des acteurs associatifs. Mais justifiée selon l’entreprise par une meilleure efficacité du service.

Le covoiturage et la France, c’est d’abord l’histoire d’un énorme succès. La France est l’un des pays où l’on partage le plus ses trajets à longue distance. Elle est aussi le pays d’origine du leader européen incontesté : BlaBlaCar (ex-Covoiturage.fr). Mais le covoiturage made in France a aussi eu son lot d’échecs. Une bonne partie des centaines de petites plateformes locales – principalement tournées vers les déplacements domicile-travail – qui avaient été crées ont disparu PDF ou vivotent. Surtout, la plupart des gens qui vont travailler sont seuls dans leur voiture.

Le décalage entre ces deux faces du phénomène covoiturage est tel que certains parlent d’une « blablacarisation » en France. Cette crainte est renforcée depuis une récente décision prise par l’entreprise, qui pourrait donner le coup de grâce à plusieurs plateformes locales.

La colère d’une association normande

Petit retour en arrière. En plus de son offre grand public, BlaBlaCar vend depuis plusieurs années aux collectivités et aux entreprises des plateformes internes ou locales de covoiturage. Ainsi, les salariés de Bosch ou de la RATP, comme les habitants de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) ou de Basse-Normandie pouvaient se connecter sur un site indépendant – portant simplement le logo de BlaBlaCar –, où ils trouvaient des offres uniquement liées à leur quotidien et sans frais de transaction. C’est terminé, depuis novembre dernier. Lorsqu’on tente de faire une recherche sur ces sites, on est désormais directement renvoyé vers le site de BlaBlaCar.

Une décision qui a fait fulminer l’association Eco-mobile, basée en Basse-Normandie. Sur son blog, elle écrivait le 20 février dernier : « Le site Covoiturage-basse-normandie.fr était l’outil central d’une ambitieuse campagne régionale de sensibilisation au covoiturage. (…) Concrètement, les modifications subies par ce site signifient que quiconque s’y connecte se trouve directement renvoyé vers le site Covoiturage.fr, plus connu sous le nom de BlaBlaCar. (…) Ceci n’aurait que peu d’incidence si les services proposés par le site BlaBlaCar étaient les mêmes que ceux des sites de covoiturage de proximité. Mais il n’en est rien. (…) En Basse-Normandie, l’issue de la campagne publique de sensibilisation au covoiturage se résume donc pour l’instant à un constat révoltant et assez déprimant : les fruits du minutieux travail de terrain mené par les associations animatrices du dispositif se trouvent entièrement récupérés par BlaBlaCar, sans autre forme de procès et aux frais du contribuable. BlaBlaCar surfe sur l’image positive dont l’économie collaborative bénéficie aux yeux du grand public. Mais n’oublions pas qu’économie collaborative rime aussi très bien avec ultralibéralisme, dents longues et business agressif… A bon entendeur. »

BlaBlaCar : « On va à un rythme de start-up »

J’ai interrogé Laure Wagner, porte-parole de BlaBlaCar en France, sur ce texte. Elle m’a expliqué le contexte de la décision : « Je ne comprends pas leur message, il m’attriste. Nous avons les mêmes valeurs, notre but, c’est de développer le covoiturage, on fait du terrain comme eux, on vit covoiturage, on pense covoiturage, on investit beaucoup sur la communication et la sensibilisation. Force est de constater que ces plateformes locales marchaient mal. En Basse-Normandie, ils ont eu 1 900 inscrits en deux ans, c’est très peu. En fait, ces plateformes, c’est de la com, c’est tout. Nous, on a un tempérament de start-up. Quelque chose ne marche pas ? On change. On a donc proposé à tous nos partenaires de garder gratuitement leur plateforme, mais de mutualiser leurs offres et les recherches avec celles du site BlaBlaCar. Au niveau commercial, on a proposé de remplacer notre offre technique par une offre de communication, pour le même tarif, en l’occurrence 3 000 euros par an pour la Basse-Normandie. On va à un rythme de start-up, on est peut-être allé un peu vite, et pour la Basse-Normandie, ça a posé un petit problème puisque la personne qu’on essayait de contacter avait été remplacée et qu’on n’a pas réussi à avoir de réponses à notre proposition de la part du nouvel interlocuteur. »

Le « nouvel interlocuteur » de Basse-Normandie s’appelle Jérôme Roche. Voici son avis sur le changement de pratiques de BlaBlaCar : « La plateforme telle qu’elle existe depuis le mois de novembre est très différente de ce qui était prévu dans le contrat. Je ne suis pas spécialiste du sujet mais j’ai tendance à croire qu’un outil local qui permet aux associations d’avoir les choses en main et de s’adapter au contexte local est tout à fait adapté. Notre contrat arrivait à sa fin en décembre, nous avons donc choisi de ne pas le renouveler. Mais je sais que la personne en charge du sujet pour la région Poitou-Charentes était très remontée contre BlaBlaCar parce que leur contrat court pour encore plusieurs années. »

En Poitou-Charentes aussi

La référente du dossier en Poitou-Charentes n’était pas disponible pour répondre sur le sujet. Le service de presse régional a répondu par e-mail : « La région Poitou-Charentes a commandé à BlaBlaCar, leader du marché pour la mise en relation des covoitureurs, la réalisation d’un service internet de mise en relation dans le cadre d’un marché d’une durée de quatre ans : Covoiturage.Poitou-Charentes.fr. Cette commande a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec de nombreuses collectivités du Poitou-Charentes (départements, agglomérations), afin de relayer ce service au plus près des besoins et de limiter le foisonnement des sites de covoiturage. BlaBlaCar a récemment mis en œuvre des évolutions sur le site qui ne correspondent plus au cahier des charges de la prestation. Une solution est actuellement recherchée avec le prestataire pour revenir à un service conforme aux prescriptions des collectivités. »

Un service gratuit… qu’on paye parfois

Au mécontentement de ces collectivités, Laure Wagner rétorque : « Nous avons fait une proposition vertueuse, qui permet d’augmenter les chances de succès des recherches et ne coûte pas plus cher ni aux collectivités ni aux passagers, puisque les trajets inférieurs à 75 km sont gratuits sur notre site. Certains partenaires ont accepté notre proposition, d’autres non. » Je lui fais remarquer que, pour les besoins d’un reportage, j’ai dû payer la semaine dernière 4,80 euros pour un trajet de moins de 75 km entre Lodève et Montpellier, dans l’Hérault. Cela a rapporté 4 euros à la conductrice et 80 centimes d’euros à BlaBlaCar.

En fusionnant les plateformes locales financées par les collectivités et les entreprises avec sa plateforme nationale, BlaBlaCar a non seulement réduit ses coûts mais pourrait bien empocher en prime de nouvelles commissions, comme la mienne. C’est ce qui fait dire à l’association Eco-Mobile que BlaBlaCar cherche à s’enrichir en changeant son offre.

Laure Wagner nuance : « Vous avez dû voyager avec une personne qui faisait un voyage plus long (c’est le cas, ndlr). Dans ces conditions, c’est payant. Mais ce n’est pas le cas le plus fréquent, si une personne fait simplement un trajet local et quotidien, ça ne donne lieu à aucune facturation sur le site BlaBlaCar. Encore une fois, fusionner les offres, c’est un moyen d’augmenter les opportunités de covoiturage domicile-travail et donc de gagner en efficacité. »

Alors, plus ou moins d’offres ?

Pierre Aussant, le président de l’association Eco-mobile, démonte ce dernier argument : pour lui, les plateformes locales sont plus efficaces qu’un site national pour inciter à partager ses trajets domicile-travail. Il avance des chiffres : « Nous avons mené une étude comparative en 2013. Nous avons montré que les sites nationaux sont efficaces pour les déplacements longs et ponctuels mais, pour les déplacements quotidiens, c’est la logique régionale qui est la bonne. Par exemple, en Basse-Normandie, on a compté 300 offres pour un trajet entre Caen et Bayeux en septembre 2014 sur la plateforme locale. C’est loin d’être négligeable. On a fait le comparatif pour d’autres régions. En Ille-et-Vilaine, pour un trajet entre Bruz et Guichen qui fait moins de 10 km, le site soutenu par le conseil général proposait en septembre 2014 deux fois plus d’offres de covoiturage régulier que BlaBlaCar. En Isère, pour un trajet entre Grenoble et Echirolles au 28 novembre 2014, le site du conseil général proposait plusieurs offres de covoiturage alors que le site BlaBlaCar n’en propose aucune. »

En clair, la porte-parole de BlaBlaCar avance que la plateforme comptait trop peu d’adhérents ; le dirigeant associatif rétorque que ces plateformes comportaient pas mal d’offres, en tout cas plus que le site national de BlaBlaCar, et qu’elles n’impliquaient jamais de frais de transaction.

« Des plateformes locales qui fonctionnent »

Pour les départager, j’ai demandé l’avis de Mathieu Chassignet, spécialiste du sujet au service Transports et mobilité de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) : « Effectivement, la multiplication des plateformes a pu être contreproductive par le passé pour le covoiturage, les gens ne savaient plus vers quel site se tourner. Dans les entreprises du numérique, il y a une prime au gagnant et BlaBlaCar a capté aujourd’hui 95% du marché, c’est assez classique comme phénomène. Mais il y a aujourd’hui des plateformes locales qui fonctionnent très bien, je pense par exemple à celles du Grand Lyon ou de Loire-Atlantique qui comptent plus de 10 000 inscrits chacune. Au-delà de l’outil, le succès du covoiturage domicile-travail dépend surtout beaucoup de l’animation, de la sensibilisation et des réseaux locaux. » Faute de plateforme et de subventions, l’association de Pierre Aussant, dont l’objectif était justement l’animation et la sensibilisation au covoiturage, va cesser d’exister dans les jours qui viennent.



LE PASSAGE AU PAYANT

De nombreux utilisateurs ont regretté le passage au payant de BlaBlaCar. Mais l’entreprise assure que cela a permis d’améliorer son service : il n’est plus nécessaire d’appeler au préalable le conducteur pour s’assurer qu’il lui reste des sièges libres et le taux de décommandes est passé de 35% à 3%. « Notre commission représente 11% du prix du trajet, c’est assez faible par rapport au reste du secteur et ça permet de faire travailler 250 salariés. Depuis le passage au payant, nous sommes passés de 1 million à 10 millions d’inscrits en Europe, le profil des inscrits s’est démocratisé et notre service a gagné en fiabilité, c’est très positif », ajoute la porte-parole, Laure Wagner.

Cet article a initialement été publié sur Rue89 le 5 mars 2015



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