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Grâce à Amazon Killer, « on recrée des automatismes plus responsables »
jeudi, 15 janvier 2015 / Amélie Mougey

Comment reprendre le chemin des librairies ? En suivant Elliot Lepers, créateur d’une extension qui hacke le géant du e-commerce. Pour ce touche-à-tout du numérique, les micro-initiatives de ce type s’apprêtent à transformer la société.

Chercher un livre sur Amazon et découvrir qu’il est vendu dans la librairie en bas de la rue. Telle est l’expérience qu’ont pu faire les 6 000 internautes français qui, depuis le 28 décembre dernier, ont équipé gratuitement leur navigateur Internet Chrome avec « Amazon Killer ». Une fois cette extension installée, à chaque recherche dans le catalogue du géant du e-commerce, l’internaute se voit indiquer les librairies les plus proches lui proposant le livre convoité. En cuisine, quelques lignes de code ont suffi pour créer un pont entre la base de données d’Amazon et celle du site Place des libraires. L’auteur de l’extension, Elliot Lepers, militant écolo – il était le directeur artistique de la campagne présidentielle d’Eva Joly – et « designer de politique », selon ses propres mots, voit dans ce type d’innovation un moyen redoutable de fabriquer de l’engagement.

Terra eco : Quelle est la fonction d’Amazon Killer ?

Elliot Lepers : D’abord questionner l’acte d’achat sur Amazon. Cette extension n’est accompagnée d’aucun pamphlet contre l’impact social et environnemental du groupe. Mais le simple fait qu’Amazon Killer existe invite à se demander pourquoi Amazon pose problème. Ensuite, on interroge une habitude. Celle d’acheter en ligne sans même se demander si l’on pourrait trouver son bonheur dans le commerce de proximité. On se penche alors sur notre perception de la contrainte. Je m’explique : des acteurs comme Amazon fabriquent l’illusion de la facilité, ils façonnent nos usages autour des idées de progrès et de modernité, tels que leurs services marketing les ont définies. Ainsi, petit à petit, on devient otage d’un cocon de confort, qui nous endort. Un paradoxe le prouve. Paris est la ville d’Europe avec la plus grande densité de librairies. Il y a donc de fortes chances pour que le livre que l’on cherche se trouve à quelques dizaines de minutes de trajet. Dans le même temps, les Parisiens sont aussi les champions de l’achat en ligne. Dans ce cas, le livre n’arrive que le lendemain. Le geste reste pourtant associé à la rapidité et la simplicité. Avec Amazon Killer, l’idée c’est d’ébranler quelques certitudes pour recréer de nouveaux automatismes, plus cohérents et responsables.

Le degré d’engagement dépendrait donc du niveau de contrainte ?

Pas toujours. Pour un noyau dur de convaincus, s’engager consiste à faire évoluer leur mode de vie, ce qui implique des efforts et du temps. Mais ceux-ci sont encore peu nombreux. Si l’on veut qu’une population plus large passe à l’action, on ne peut pas éluder la question de la contrainte. La preuve : même parmi les gens très écolos, les encartés EELV (Europe Ecologie - Les Verts), par exemple, beaucoup n’ont pas encore changé de banque, ni de fournisseur d’énergie. Pourtant, la grande majorité connaît l’existence du Crédit coopératif ou d’Enercoop. On a beau avoir une conscience environnementale, on procrastine.

Des outils comme Amazon Killer font-ils partie de la solution ?

Je le pense. Au delà des idées, l’engagement militant doit se traduire à des niveaux plus concrets, plus triviaux. Pour passer à la pratique, nous, les designers, nous avons un rôle à jouer. On nous considère souvent comme des dessinateurs de chaises, mais notre métier va bien au delà : il consiste à identifier un problème, étudier l’environnement dans lequel il s’inscrit, puis de proposer une solution. Ce n’est pas parce que les gens ont une borne de vélos en libre-service en bas de chez eux qu’ils vont vendre leur voiture. De même, l’implantation d’un magasin bio dans sa rue n’entraîne pas automatiquement un changement d’alimentation. Notre rôle, c’est de prendre la main de l’usager pour l’aider à entrer en transition.

Une évolution dont le numérique serait la clé ?

On a du mal à considérer le numérique autrement que comme outil, on peine à le dissocier de l’informatique. Internet est rarement envisagé comme un sujet intellectuel et un moteur de changements sociaux. Pourtant, il fait émerger de nouvelles manières de militer, de travailler, de penser. En matière de numérique, nous sommes dans une phase d’alphabétisation, aux prémices de l’éducation de toute une population. En soi, l’esprit du Net est éminemment politique : il nous amène à penser la décentralisation du pouvoir, la propriété, la culture du libre et du partage. Je trouve donc logique et important de réfléchir aux manières de détourner le numérique pour lui donner un usage politique. Le micro-hacking, qui consiste à proposer un petit changement à partir d’un service existant, peut faire évoluer les pratiques. Sur le modèle d’Amazon Killer, on est en train d’imaginer d’autres détournements, en lien plus direct avec l’écologie.

Vous ne craignez pas une réaction d’Amazon ?

Pas vraiment. On aurait pu aller plus loin, être plus intrusifs, en supprimant le bouton « Acheter », par exemple. Avec l’extension actuelle, on pourrait même imaginer qu’Amazon récupère et intègre la fonction dans son système. Ce serait un moyen malin pour le groupe de ne plus être présenté comme un tueur de libraires. Finalement, dans leur logique, on pourrait presque considérer qu’on leur a fait de la recherche et développement gratuite !

Quel avenir prédisez-vous à cette application ?

A l’origine, je ne lui en prévoyais aucun. J’ai codé Amazon Killer un après-midi d’été, un peu pour moi-même, un peu sous le coup de la colère. Une loi dite « anti-Amazon » venait d’être adoptée pour protéger les libraires. Le texte interdit les frais de port gratuits dans le cas de la vente en ligne de livres. Amazon a réagi en fixant ses frais de port à un centime. Ce mépris de la volonté politique par la multinationale m’a révolté. En réaction, j’ai imaginé Amazon Killer. Ce n’était pas un projet structuré, mais l’idée rencontre un franc succès. Le syndicat européen des libraires m’a contacté. Ensemble, on réfléchit à élargir le concept à d’autres pays : le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Italie… En France, 6 000 personnes ont téléchargé l’extension pour Chrome en trois semaines. A San Francisco, quelqu’un l’a adaptée pour Firefox. A l’échelle d’Internet, ce n’est rien, mais quand on regarde les choses sous un autre angle, c’est encourageant : cela signifie que des milliers de personnes considèrent qu’il y a un problème avec Amazon. La démarche va au delà du simple achat de bouquin en librairie, c’est un premier pas pour casser de petites habitudes qui ont de réels impacts néfastes sur la société. A l’image d’Amazon Killer, aujourd’hui, partout dans le monde, il y a des milliers d’initiatives qui construisent l’alternative. Ensemble, à un niveau ultralocal, loin des institutions, les citoyens sont en train de réapprendre à fabriquer de la politique.


- L’extension pour le navigateur Chrome


- L’extension pour le navigateur Firefox

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