https://www.terraeco.net/spip.php?article52474
|
En Inde, la corvée sans fin des travailleurs de la merde
jeudi, 19 décembre 2013
/ Cléa Chakraverty
|
Un Indien sur deux défèque à l’air libre. Alors il faut bien des nettoyeurs. Le métier a beau être interdit depuis 1993, le système de castes continue de l’imposer à plus d’un million d’intouchables. Reportage dans l’ouest du pays.
Ce matin, Moniben traîne son balai de paille, un jaru, et sa raclette en fer avec un peu plus de vigueur. Vêtue d’un sari rose fluo et d’une paire de sandales en plastique usées, elle rabat son voile sur la tête pour se protéger des nuées de mouches. Son métier : ramasser les étrons laissés au gré des trottoirs, dès 6 heures du matin. Son balai à manche court la contraint à se plier en deux, mais elle jubile : la municipalité va enfin la régulariser et l’employer à plein temps. Elle fait partie de la cinquantaine de nettoyeurs de toilettes manuels, des journaliers dalits (Voir encadré au bas de cet article) payés au lance-pierre, du bourg de Mehsana, au cœur de l’Etat du Gujarat, sur la côte ouest de l’Inde. Cette profession perdure du fait de la quantité de latrines dites « sèches » et d’aires publiques utilisées comme toilettes par la population.
Un Indien sur deux défèque en effet à l’air libre, d’après les chiffres officiels du recensement de 2011. Au manque crucial de toilettes s’ajoute la question vitale de leur entretien. Le mahatma Gandhi lui-même insistait sur l’importance de nettoyer ses propres toilettes, une pratique révoltante pour la plupart des hindous. Aujourd’hui encore, environ 750 000 familles d’intouchables exercent ce métier. Selon les associations de soutien, ils seraient plus de 1,3 million à travers l’Inde. Dont 95% de femmes, d’après l’Organisation internationale du travail. Mais officiellement, le métier a été interdit en 1993 par une loi fédérale.
« Le problème, c’est que la loi est très peu appliquée. La raison principale, c’est la persistance du castéisme à tous les niveaux, et mêmes entre castes défavorisées. Les castes préposées aux toilettes sont les plus ostracisées », explique Manjula Pradeep, directrice de l’ONG Navsarjan Trust, qui lutte contre les atrocités subies par la population dalit. « La pratique subsiste car dans beaucoup de maisons des classes moyennes, malgré la possibilité d’obtenir une aide pour la construction de toilettes avec chasse d’eau, les gens préfèrent faire appel à un Bhangi (une des castes qui exercent ce métier, ndlr). C’est une question d’habitudes et de mentalités. »
A quelques pas, une fillette est accroupie. Elle a la diarrhée et, stoïque, reste près d’une demi-heure à se soulager. « Les gens sont malades tout le temps. L’eau qu’ils boivent est infectée. C’est un cercle infernal », souligne Kantilal, travailleur social pour Navsarjan Trust. D’après la Banque mondiale, une mort sur dix dans le pays serait causée par une des maladies liées au manque de toilettes, soit 768 000 morts par an.
Il est environ 8 heures du matin. Hareshbhai, un Balmiki, a pris son service. En chemisette, pantalon bleu retroussé sur les mollets, sandalettes et mains nues, il s’attaque à la mare d’excréments avec pour seuls instruments le traditionnel jaru et une raclette, qu’il a dû payer lui-même. « Je le fais en plus, environ une fois par mois, car les gens se plaignent. Je nettoie les rues aussi, et ma femme s’occupe souvent des maisons des particuliers pour un petit extra, environ 50 roupies (0,60 euro, ndlr) par mois et par maison. Il est impossible de s’habituer à ce métier. Je vomis tout le temps. Je vais à l’hôpital parfois plusieurs fois par mois », raconte cet homme de 45 ans. Durant sa journée de labeur, il ne peut s’asseoir ni manger dans les échoppes ou les maisons environnantes, car « cela ne se fait pas ». « Souvent, je me saoule à la liqueur artisanale. Ce n’est pas tenable sinon », admet-il, gêné. L’odeur, dit-il, ne disparaît jamais.
Quand on évoque ces situations, l’officier S.J. Patel, responsable du district de Mehsana, semble interloqué : « Nous avons toutes les infrastructures nécessaires ici. Plus personne n’exerce ce métier dans notre Etat, je ne sais pas de quoi vous parlez. » Pourtant, le ministre de l’Union chargé du Développement rural, Jairam Ramesh, est de ceux qui ont promu une nouvelle loi pour abolir enfin cette pratique, affirmant dans la presse durant l’été 2013 : « Nous devons en faire une cause nationale. » Egalement titulaire du portefeuille de l’Eau et du Système sanitaire, le ministre a promis de changer les toilettes dans les trains, qui représentent la plus grosse quantité de déchets et de matières fécales en Inde. « Je n’ai pas connaissance de cette loi. Au Gujarat, les Balmikis et les membres d’autres basses castes sont très bien intégrés et peuvent exercer tous les métiers s’ils le souhaitent », affirme avec angélisme l’officier de Mehsana.
Le caste-tête indien
Le castéisme, bien qu’aboli officiellement après l’indépendance, en 1947, continue de perdurer à travers l’Inde. Lié à l’hindouisme, il divise les individus en communautés, auxquelles sont souvent rattachées des professions dites « héréditaires ». Les dalits, ou intouchables, forment les communautés les plus ostracisées. Bhangi, Balmiki, Mehtar, selon les régions, sont les castes nettoyant traditionnellement les latrines. En décembre 2013, la nouvelle loi devait essentiellement réaffirmer l’interdiction de ce métier, instituer une amende plus sévère aux agents de l’Etat contrevenants, permettre une réhabilitation des employés dans d’autres métiers et forcer les municipalités à construire des toilettes équipées de chasses d’eau. —
JPEG - 52.1 ko 450 x 300 pixels |