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« Quand on parle de bien-être aujourd’hui, c’est égoïstement, pour se protéger »
jeudi, 29 août 2013
/ François Meurisse / Rédacteur en chef édition |
Se soucier d’autrui, ce n’est ni vain ni gentillet. C’est au contraire une porte ouverte vers les enjeux globaux, selon la philosophe Sandra Laugier, qui a introduit en France le concept de « care ».
Il est temps d’abroger le règne du plus : plus riche, plus performant, plus longtemps. Mais comment faire ? Pour mieux vivre au travail, dans notre environnement et entre nous, Terra eco donne la parole aux experts. Premier épisode avec Sandra Laugier. Elle est professeure de philosophie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialisée en philosophie contemporaine (J.L. Austin, Ludwig Wittgenstein). Elle a initié plusieurs champs d’études interdisciplinaires, notamment l’éthique du care.
En 2007, après son départ du ministère de l’Intérieur, Claude Guéant disait avoir réappris à se servir lui-même d’un téléphone…
Les plus puissants ne sont en fait pas du tout autonomes. Ils ont des personnes à leur service pour ramasser leurs chaussettes, des secrétaires pour prendre leurs rendez-vous… Les positions de puissance sont en fait des positions de « surassistés ».
Cette polémique a été intéressante car elle a montré le fond extrêmement misogyne du monde politique et du monde intellectuel, avec notamment les attaques du concept par le philosophe Michel Onfray, le politicien Manuel Valls, etc. Par ailleurs, il y a une spécificité française – qu’on voit aussi avec les débats sur le voile – : notre pseudo-égalitarisme, sous couvert d’universalisme, fait qu’on ne peut jamais accorder une attention ou un privilège particulier à des gens qui sont déjà en situation d’injustice et de vulnérabilité. L’Etat républicain universaliste devient un instrument de soutien à « l’indifférence des privilégiés » (1). Eux considèrent que tout va bien, qu’on est dans une situation égalitaire où tout le monde a les mêmes chances, alors que ce n’est pas vrai.
Le concept de care a ensuite disparu des radars médiatiques. Est-il toujours pertinent ?
La préoccupation pour le care s’attaquait à une réalité qui est toujours là. Ce n’est pas parce qu’on ne veut pas en parler qu’elle disparaît. Au niveau global, on s’aperçoit que le mode de vie des pays riches est, lui aussi, permis et assuré par d’autres pays. Beaucoup de gens viennent du Sud travailler dans les professions de care dans les pays du Nord : s’occuper des enfants, des personnes âgées dans les maisons de retraite, etc. Depuis une dizaine d’années, il y a plus de femmes qui travaillent hors de leur pays que d’hommes. On a assisté dans le monde riche à un allégement des basses tâches et des tâches ménagères, mais le sale boulot, il faut toujours quelqu’un pour le faire. Il ne sert à rien de cacher la poussière sous le lit. Qu’est-ce que l’éthique du care ? C’est la découverte de la dépendance, qu’elle soit celle d’une personne, d’un groupe, d’un pays…
Si on imagine une société du care, qu’est-ce que l’on renverse ?
Dans Contre l’indifférence des privilégiés, paru récemment, la chercheuse américaine Joan Tronto dit qu’au départ on imagine mal que le care puisse être utile pour penser les choses globalement, puisque initialement c’est le souci du proche, de ses enfants, de sa famille. Mais ce qu’elle montre, c’est que si on commence à se préoccuper de tous ceux avec qui on a des liens de dépendance, le champ devient beaucoup plus vaste. En fin de compte, ce qu’il faudrait, selon elle, c’est définir une sorte de citoyenneté mondiale par le simple fait d’être dans des relations de care. C’est peut-être un peu idéaliste, mais c’est l’intérêt de l’éthique du care. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a aujourd’hui des réflexions sur « care et environnement ». Le souci d’autrui, du proche, c’est aussi le souci de la planète, de la préservation d’une forme de vie humaine solidaire qui ne soit pas trop fragilisée. C’est une approche différente de celle du développement durable, qui reste centrée sur la préservation du mode de vie occidental.
Avec Occupy et les Indignés (mouvements de protestation sociale lancés en 2011 dans le monde entier, ndlr), il s’agit plus d’une rhétorique de l’indépendance, de la réappropriation d’un espace pour des gens qui n’ont pas la parole. Il y a une proximité avec le care en ce que l’on rend visible un monde auparavant invisible. On retrouve aussi cette préoccupation pour l’ensemble, l’idée d’une communauté, d’un sort partagé de la planète où on ne peut pas demander à avoir des libertés si elles ne profitent pas à d’autres. Si on parle de globalisation de l’éthique du care, c’est un acquis.
L’Equateur et la Bolivie ont inscrit la notion de « bien-vivre » dans leur constitution. Cela participe-t-il du même élan ?
J’avoue mal connaître cette question, mais les premiers à avoir inscrit cela dans le marbre, ce sont les Américains ! « La vie, l’égalité, la liberté et la quête du bonheur », c’est dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Ça revient à dire que la liberté et l’égalité ne sont rien si on ne se donne pas les moyens de les réaliser. Les « capabilités » d’Amartya Sen (économiste indien, ndlr), c’est un peu ça. Un Africain a toute liberté de prendre l’avion et de venir nous rendre visite… Sauf que cette liberté, en fait, il ne l’a pas. Arriver à donner à sa vie la forme que l’on veut, c’est ça le droit fondamental. C’est pour ça que des mouvements comme le féminisme sont intéressants. Ils disent : il ne suffit pas d’avoir les droits, il faut qu’on puisse avoir la vie que demandent ces droits. C’est ce que j’aime dans la pensée politique américaine du « perfectionnisme » des philosophes Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau : ériger l’aspiration au bonheur, non pas en idéal, mais en principe politique fondamental, un principe démocratique.
Que va devenir le concept du care ? Une boîte à outils ?
Une boîte à outils, oui, mais avec des outils tranchants, percutants et critiques. Le care, c’est faire apparaître et entendre des choses qu’on ne voit pas, qui ne vont pas. C’est montrer que le social, ce n’est pas seulement des institutions et de la politique, mais aussi et d’abord des relations humaines. Et comme, à la base, ce sont des affects, on peut s’approprier le concept. C’est très fondamentalement démocratique, car personne n’est exclu : tout le monde est dans des relations de care. Du coup, ce concept porte une force d’espoir. —
(1) « Contre l’indifférence des privilégiés », de Carol Gilligan, Arlie Hochschild et Joan Tronto (Payot, 2013)
En dates
1961 Naissance
1985 Diplômée de l’Ecole normale supérieure de Paris
Depuis 2010 Directrice scientifique adjointe de l’Institut des sciences humaines et sociales
Dernier ouvrage paru : Tous vulnérables ? (Payot, 2012)
Le souci des autres, de Sandra Laugier et Patricia Paperman (EHESS, 2006)
Qu’est-ce que le care ?, de Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman (Payot, 2009)
Care et sentiments, de Patricia Paperman (PUF, 2013)