Marie-Monique Robin : « L’agroécologie, c’est la science du futur »
jeudi, 27 septembre 2012
/ Karine Le Loët /
Rédactrice en chef à « Terra eco ».
Après le « Monde selon Monsanto », la documentariste sort un nouveau film-événement, « Les moissons du futur », diffusé sur Arte ce mardi 16 octobre. Elle y loue l’efficacité du bio et veut croire à des lendemains qui chantent pour les paysans. Rencontre.
Nourrir la planète sans assécher les sols, polluer les cours d’eau ou mettre en péril la santé des hommes, c’est possible grâce à l’agroécologie. Pour mettre à bas les arguments de certains industriels et politiques qui ne jurent que par les grandes exploitations gorgées de pesticides, Marie-Monique Robin a fait un tour du monde des initiatives les plus réussies, s’appuyant sur les témoignages d’experts et d’agriculteurs. Du Kenya au Japon, de l’Allemagne au Mexique, la réalisatrice du Monde selon Monsanto raconte le push-pull au Kenya, le système de circuits courts des teikei au Japon, les techniques culturales simplifiées et, dans leur sillage, le retour de la souveraineté alimentaire, de la sérénité économique et du bonheur d’être paysan.
Vos documentaires précédents dressaient un constat alarmant de l’agriculture contemporaine. Dans Les Moissons du futur, vous montrez que les choses peuvent changer. Pourquoi ce revirement ?
Après Le monde selon Monsanto et Notre poison quotidien, j’ai collaboré à beaucoup de projections-débats. A la fin, les gens étaient sous le choc. Ils demandaient toujours : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » Je me suis dit qu’il fallait répondre à cette question. L’autre point de départ, c’est ce qui s’est passé sur un plateau de télévision en février 2011. Pendant ce débat auquel je participais, Jean-René Buisson (président de l’Association nationale des industries alimentaires, ndlr) affirmait que cultiver sans pesticides revenait à réduire de 40 % la production agricole et à augmenter les coûts de 50 %. Je voulais vérifier ça. D’autant que, quinze jours après, devant le Conseil des droits de l’homme, Olivier de Schutter (le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, ndlr) disait totalement le contraire. Je me suis dit : « Il faut absolument tirer la pelote. » Mon métier, c’est ça : je tire les pelotes. Je vais jusqu’au bout pour démonter les vérités établies.
D’où viennent alors les chiffres cités par Jean-René Buisson ?
De deux études menées par des labos européens. Mais deux études parmi d’autres ! Leurs conclusions sont devenues une espèce de vérité qui ne repose sur rien, mais qui est reprise par tout le monde. Moi-même, quand j’ai commencé cette enquête, j’avais complètement accepté l’idée qu’on perdait en rendement avec le bio ou l’agroécologie. Je me disais : « Ce n’est pas grave parce qu’on va gagner sur d’autres plans : on va moins polluer l’eau, être moins dépendants des énergies fossiles, on émettra moins de gaz à effet de serre et, au bout du compte, ça coûtera moins cher à la société. » Mais en fait, l’argument du rendement ne tient pas. C’est l’ultime mensonge de l’industrie de dire que c’est grâce à l’agriculture conventionnelle qu’on nourrit le monde : c’est faux. La preuve, il y a un milliard de personnes qui ne mangent pas aujourd’hui à leur faim.
Comment avez-vous découvert que l’argument du rendement était erroné ?
J’ai d’abord lu le rapport d’Olivier de Schutter qui s’appuyait sur un certain nombre d’études. Et j’ai observé les choses sur le terrain. Quand on voit John Otiep au Kenya appliquer sa méthode du push-pull (une technique qui consiste à semer dans les champs des plantes qui repoussent les insectes et, autour de ces champs, des plantes qui les attirent, ndlr), ça vaut mille discours. Cela marche extrêmement bien. En quatre ans, il a inversé la courbe : il est passé d’un rendement de deux sacs de maïs à vingt-deux ou vingt-quatre sacs. Il s’est construit une maison, il a acheté des chèvres et des vaches et on voit bien qu’il est heureux.
Qu’est-ce exactement que l’agroécologie ?
C’est réintroduire de la biodiversité, s’appuyer sur la plantation d’arbres, la rotation des cultures, les animaux qui apportent leur fumier, et se servir de leur complémentarité. Le paysan japonais de mon film fait du compost avec des résidus de soja, des excréments humains et animaux pour apporter de la matière organique au sol. C’est un circuit fermé. Dans le modèle agro-écologique, il n’y a pas non plus de sols nus. C’est une aberration, les sols nus. Dans la nature, il y a toujours quelque chose qui pousse. Manfred et Friedrich Wenz en Allemagne pratiquent les techniques culturales simplifiées et font du couvert végétal permanent. Grâce à cela, ils n’ont pas eu de problème pendant la grande sécheresse de 2003, ni pendant les grands froids de février dernier.
Cette agriculture s’appuie sur des pratiques ancestrales, un vrai savoir-faire. Mais on peut optimiser les savoirs ancestraux avec des connaissances nouvelles : la microbiologie, la communication entre les plantes… L’agroécologie, ce n’est pas un retour à l’âge de pierre. C’est, au contraire, la science du futur. Pour cela, les scientifiques doivent sortir de leur tour d’ivoire et travailler avec les paysans dans un échange non plus vertical, mais horizontal. Enfin, c’est aussi une agriculture à hauteur d’homme, parce qu’on ne peut être autosuffisants que sur des exploitations qui ne sont pas démesurément grandes.
Ça veut dire qu’il faut davantage de paysans ?
Oui. C’est une bonne nouvelle, ça !
Donc il faut attirer à nouveau les gens vers l’agriculture…
Oui. C’est ce que dit Hans Herren (président du Millenium Institute, organisation américaine qui promeut l’économie verte, ndlr), il faut regarder les paysans comme on regarde les médecins. Sans paysans, pas de nourriture. Il faut donc considérer le métier d’agriculteur comme un métier très important, très noble. Avec ça et des prix rémunérateurs, on attirera des gens.
Vous montrez dans votre documentaire plusieurs expériences très variées. On voit qu’il n’y a pas de modèle-type, que ce modèle doit s’adapter…
Comme chaque terroir est différent, a des contraintes climatiques, de qualité des sols, il n’y a pas de recette universelle. Ce qu’on sait, c’est qu’il y a une complémentarité dans les écosystèmes et que la clé, c’est le sol. Une chose qu’on a complètement oubliée dans l’agriculture industrielle, pour ne s’intéresser qu’à la plante et à ses maladies.
Et en France, comment peut-on procéder ?
Il faut arrêter les monocultures de blé. Il faut mettre des arbres, faire de la rotation de cultures, des légumineuses. Ça protège les paysans : quand il y a un problème avec une culture, les autres sont là pour assurer une production. En plus, ces plantes résistent mieux grâce à l’humus qui garde l’humidité. Il faut aussi remettre les animaux dans les champs, faire en sorte qu’ils mangent ce qu’il y a sur place. Pourquoi fait-on du cochon en Bretagne ? A cause du port de Lorient (Morbihan) qui permet d’importer du soja. C’est la seule raison. Comme les paysans bretons ont arrêté de faire des céréales, les cochons ne sont plus dans la paille, le lisier va dans les rivières et on se retrouve avec des algues vertes sur les plages. Pendant ce temps, dans la Beauce, où ils n’ont plus de cochons, les agriculteurs mettent plein d’engrais chimiques parce que le blé ne pousse pas. Tout ça est un non-sens total. S’il y avait une vraie volonté politique gouvernementale, on pourrait changer de cap rapidement. Le film et le livre le montrent. En cinq ou six ans, les choses peuvent changer !
Comment se manifesterait ce soutien ? Sous forme de subventions ?
Oui. Ça pourrait être fait à l’occasion de la réforme de la PAC (la Politique agricole commune, ndlr) prévue pour l’année prochaine. Les 9 milliards d’euros de subventions annuelles qui sont destinées aux plus grands pollueurs de nos pays pourraient être réorientés vers des mesures pour soutenir la conversion. Acheter des arbres pour ceux qui le veulent. Les soutenir pendant la décontamination des sols. Pour les paysans, c’est un grand frein de ne pas savoir ce qu’ils vont faire pendant trois ans, cette période pendant laquelle ils n’auront pas encore le droit aux primes réservées aux cultures bios. Mais réformer la PAC sera difficile. Je crains fort l’influence des lobbys. Les multinationales n’ont pas du tout intérêt à ce qu’on explique aux paysans comment se passer de leurs produits !
Vous dites dans votre livre qu’il faut remettre le paysan au cœur du système…
Oui, il faut remettre le paysan au cœur du processus de production agricole, qu’il en reprenne la maîtrise. Aujourd’hui, les paysans sont devenus des salariés des grands groupes agro-alimentaires. Ceux-ci déterminent la quantité, la manière dont on produit, les prix. Les paysans sont pieds et poings liés. Il faut qu’ils entretiennent eux-mêmes la fertilité de leurs sols sans recourir aux intrants et qu’ils puissent innover. Mais, si on veut que ce soit massif, il faut un signal fort du gouvernement.
Tout le monde n’a-t-il pas intérêt à le faire ?
Oui, à condition d’avoir une vision à moyen ou à long terme. A un moment, les politiques constateront que, moins on utilise d’intrants chimiques, plus les paysans s’en sortent, moins ça coûte cher à la société, en frais de santé notamment, et plus on crée d’emplois car l’agroécologie a besoin de plus de main-d’œuvre. Ça veut dire aussi qu’il faut faire du protectionnisme. Ce n’est pas un gros mot ! Il faut arrêter de considérer que l’alimentation est un produit comme un autre. Chaque pays doit avoir les moyens de soutenir sa production agricole pour protéger ses paysans et ses consommateurs. Le Sénégal l’a fait en interdisant l’importation d’oignons certains mois de l’année pour protéger la culture locale. Chez nous aussi, il faut protéger nos productions. Et on doit également revoir les prix.
En incluant les externalités ?
Bien entendu. Dans les débats, les gens disent toujours : « Oui, mais le bio, c’est plus cher. » Mais la réalité, c’est qu’on n’achète pas l’alimentation traditionnelle assez chère. Un paysan aujourd’hui ne sait pas vraiment ce que produire lui coûte. Il reçoit des subventions, dispose d’un prix privilégié pour le fuel, ne paie pas pour les pollutions qu’il occasionne. Il faut réintroduire tous ces coûts dans l’alimentation.
Mais la facture risque d’augmenter pour le consommateur…
Il va y avoir un moment difficile. Mais on peut s’y retrouver en développant les circuits courts. Dans le panier bio que j’achète à mon Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr) de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), les fruits et légumes ne sont pas beaucoup plus chers qu’ailleurs. Il faut aussi faire comprendre aux gens qu’on n’achète pas des haricots verts du Sénégal en hiver. Même s’ils sont bios ! Qu’on doit manger moins de viande. Parce que la viande, ça nécessite beaucoup de céréales, d’eau, de pétrole, et c’est mauvais, à force, pour la santé. Si on revoit son budget nourriture en suivant ces règles, on retombe très vite sur ses pattes ! —
Le documentaire « Les Moissons du futur » sera diffusé sur Arte le 16 octobre à 20 h 40. Le DVD sera disponible à la vente le 24 octobre.
Marie-Monique en dates
1960 Naissance dans les Deux-Sèvres
1984 Diplômée du Centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg
1995 Reçoit le prix Albert Londres pour son docu Voleurs d’yeux