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Aulnay-sous-Bois, récit d’un procès de l’amiante avorté
mercredi, 30 mai 2012 / Anaïs Gerbaud

D’ici 2025, l’amiante aura causé la mort de 100 000 personnes en France. Malgré ce scandale sanitaire, pas de procès. A Aulnay-sous-Bois, près de l’usine CMPP, la justice piétine.

Presque désamianté, l’ancien site du Comptoir des minéraux et matières premières (CMMP) est un champ de ronces et d’herbes folles. Des bouts d’échafaudage et des morceaux de la toile de confinement - vestiges du désamiantage - un dernier mur de briques. C’est tout ce qu’il reste de l’usine, au 107, route de Mitry, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). De 1938 à 1975, cette usine a broyé et traité des milliers de tonnes d’amiante en plein cœur de la ville. Dans le voisinage du site, 113 personnes sont tombées malades, dont 30 d’un mésothéliome, un cancer de la plèvre exclusivement causé par l’amiante.

Cela fait seize ans que Gérard Voide, président du « collectif des riverains et victimes » [1] rassemble dossiers, courriers, plans. En 1996, il a vu son beau-frère, Pierre Léonard, mourir d’un mésothéliome. La faute à l’usine ? Gérard et sa femme, Nicole, ont multiplié les batailles pour accéder aux archives, procès-verbaux du CMMP. En tout, des années d’enquête. « Au début, on ne pensait même pas à l’argent, on voulait tout de suite aller devant la justice pour condamner les anciens dirigeants », se souvient ce retraité.

Mais aujourd’hui, l’idée d’un procès pénal est presque enterrée. « On s’attend à un non-lieu », lâche-t-il, du même ton que François Lafforgue, l’avocat des victimes : « L’affaire n’est pas résolue mais je suis très pessimiste. » Pourtant, les procédures judiciaires ont lieu sur plusieurs fronts : pénal, civil et droit administratif.

L’usine, qui traitait aussi du zircon, un matériau radioactif, et du mica, n’a pu être détruite qu’en 2009, dix-sept ans après sa fermeture. Jusqu’à cette date, elle a empoisonné la vie d’Aulnay-sous-Bois. Gérard Voide raconte ces années d’inquiétude pour les uns, d’insouciance pour d’autres.


Amiante Aulnay sous bois par Terraeconomica

Un procès « pour tirer les leçons de ce qui s’est passé »

Geneviève (le prénom a été changé), vit à Aulnay depuis plus de quarante-cinq ans. Ses beaux-parents, qui habitaient une maison voisine de la sienne, à quelques encablures de l’usine, ont succombé à un cancer de l’amiante au début des années 2000. « Toute ma famille et belle-famille a marché, couru dans la poussière d’amiante. Mes enfants allaient à l’école maternelle près de l’usine, les salades qu’on achetait au maraîcher étaient blanches, se souvient Geneviève, la gorge serrée. Nous sommes tous des morts en sursis. Au début, ma belle-mère ne faisait que tousser, elle croyait à une angine. Puis elle guérissait, jusqu’au jour où... » Geneviève tousse aussi, « beaucoup trop », et reste « très vigilante ». Elle craint surtout pour ses enfants : « S’ils sont touchés, je n’hésiterai pas à porter plainte. Pour l’exemple. » « On ne fait pas de cadeau à un chauffard ou un criminel. Je ne vois pas pourquoi les choses seraient différentes dans ce cas-là », s’indigne-t-elle, choquée du « déni complet de l’ex-propriétaire du CMMP. »

Pour Alain Bobbio, président de l’Association départementale de défense des victimes de l’amiante de Seine-Saint-Denis (ADDEVA 93), pas question de céder. « Ce procès, ce n’est pas une vengeance. Il est important que les auteurs de ces dommages rendent des comptes à la société. Il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé, sinon les faits vont se reproduire. »

Obstacles en cascade

Des indemnisations ? Les victimes en ont bien reçu, à la hauteur des attentes des associations. Mais la procédure pénale, qui doit condamner l’industriel, piétine depuis 2005. Cette année-là, la juge d’instruction Anne Auclair-Rabinovitch avait mis en examen le CMMP en tant que personne morale. Le parquet a fait annuler la procédure six mois plus tard. Le motif ? Les faits sont antérieurs à l’entrée en vigueur de la notion même de personne morale, en 1994.

En fait, dans toutes les affaires d’amiante en France, l’Etat est plombé par l’inertie judiciaire. Ce n’est pas le cas de l’Italie, où les dirigeants du groupe Eternit ont été condamnés à seize ans de prison. Quelle est la différence ? En France, le parquet dépend de l’Etat. Or, « aucun procureur ne s’est saisi de l’affaire de l’amiante en France ! », déplore François Lafforgue, l’avocat des victimes du CMMP. La « collusion est claire et nette » dans l’esprit d’Alain Bobbio. « Il faut rappeler que cette entreprise fabriquait de l’amiante pour la Défense, pour l’Armée française », argue-t-il. D’autres éléments paralysent la procédure pénale. Depuis dix ans, un pôle de santé publique est chargé de mener les investigations. Problème : « Ces pôles, en effet, ne bénéficient que de faibles moyens, presque dérisoires compte tenu de l’ampleur des instructions à mener », lit-on dans un rapport du Sénat de 2005.

Reste la question des coupables. A Aulnay, la seule personne qui pourrait aller devant un tribunal est Françoise Briot, dernière dirigeante du CMMP au moment où l’on y fabriquait encore de l’amiante, c’est-à-dire avant 1975. Quant aux préfets alertés depuis longtemps mais souvent silencieux ou peu réactifs, ils sont tous décédés.

Un éventail de fautes

Et pourtant, les manquements aux règles semblent réels. Lors de l’implantation de l’usine, les dirigeants s’étaient bien engagés à ce que « les bâtiments de l’usine [soient] clos et couverts de telle sorte que les poussières ne puissent s’en échapper » : cela n’a jamais été entrepris. La ventilation, par exemple, se faisait bien souvent fenêtres ouvertes. La sécurité professionnelle était aussi minimale : à certaines périodes de l’exploitation, les salariés se protégeaient le visage par un simple masque en papier.

Pourtant, il a fallu attendre 2009 pour que commence la destruction et la dépollution du site, dans les conditions de sécurité demandées par les associations, notamment sous la protection d’une enceinte étanche. Jusqu’à cette date, les tôles blanchies du toit ont menacé de s’effondrer dans la cour de l’école. Un an plus tôt, une épaisse couche de farine d’amiante jonchait même encore le sol de l’usine désaffectée, comme le montre ce film édifiant tourné par le Collectif des riverains.


AULNAY : Usine d’amiante. 13 ans pour briser le... par suaudeau1

Un préjudice vertigineux pour la ville

Les avocats de la ville ont saisi le tribunal administratif en mai 2011. Ils considèrent que l’Etat a manqué à « sa mission de contrôle et de surveillance du site CMMP » et lui demandent de payer 700 millions d’euros (dont 16 pour le chantier de démolition). Ce serait le montant du préjudice économique subi par la ville. Les calculs sont détaillés à la fin de ce courrier adressé à la préfecture en 2010. Car si les murs de l’usine ont disparu, de l’amiante restera enfouie dans le sol. Pour le moment, la municipalité n’a pas envisagé de le recouvrir d’une dalle de béton, simplement d’un géotextile. « On met la poussière sous le tapis ! », commente Gérard Voide, terrifié à l’idée que « l’histoire se répète ». « De toute façon, le sous-sol est pollué jusqu’à 19 kilomètres alentour », explique Bruno Kern, un des avocats de la ville. Autrement dit, l’amiante n’a peut-être pas fini de contaminer les Aulnaysiens. La municipalité d’Aulnay-sous-Bois a elle aussi saisi la justice. Sans succès. Elle a engagé une action au pénal qui a été rejetée au printemps 2011. En revanche, la plainte de la société Deltaville, nouvelle propriétaire du terrain, a été jugée recevable en 2010.

« Double peine »

« Le pollueur doit être le payeur !, s’indigne Gérard Voide. Depuis le début, il n’y a que le contribuable qui paye. C’est une double peine pour les habitants. » Pour l’instant, la pédégée actuelle du CMMP, Joëlle Briot, n’a déboursé que 400 000 euros.

Pendant ce temps, le bilan des victimes s’alourdit. Au sein d’un comité mis en place avec la mairie, les associations cherchent sans cesse les victimes potentielles. Celles qui ont quitté Aulnay. Mais aussi d’anciens salariés immigrés rentrés au pays, qui composaient l’essentiel de la main d’œuvre. Et puis celles qui risquent de tomber malades dans les prochaines décennies. Si des enfants ont respiré de l’amiante en 1990, des adultes pourront encore déclencher un cancer en 2030. Au total, 15 000 personnes risquent d’être contaminées. Ce travail de fourmi est mené avec l’Agence régionale de santé (ARS). Pour Gérard Voide, c’est un bon signal, un début de justice. Il espère qu’ainsi, les associations et la ville pourront « montrer l’ampleur de cette catastrophe sanitaire ». Dans un sourire, il ose même espérer qu’un jour, « cela ait une incidence au pénal », pour un procès.


Pour aller plus loin :

- Historique très détaillé mis en ligne par les associations le site de l’association Ban Asbestos France, rubrique Aulnay.

- Magazine de France culture, sur le cas de Condé-sur-Noireau, une ville surnommée « vallée de la mort » à cause des filatures d’amiante qui y étaient implantées.

- « Une leçon de droit pénal italien », comparaison très détaillée des procédures italienne et française.

- Etude sanitaire de l’INVS publiée en 2007


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