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La mer est-elle l’avenir de la Terre ?
mercredi, 30 avril 2008
/ Collectif Argos (Photo)
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/ Matthieu Auzanneau / Chargé de la prospective et du lobbying au Shift Project, think tank de la transition carbone, et blogueur invité du Monde , / Jennifer Hayes |
Actuellement inexploités, les océans nous réservent bien des surprises. Pour en savoir plus, « Terra Economica » s’est projeté dans l’avenir. Et Krishna Gurnule, scientifique des Nations unies, nous emmène à la découverte de la prochaine bombe à carbone.
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Enfin du bon temps ! Allongé sur son transat à mémoire de forme, Krishna Gurnule goûte au luxe réservé d’ordinaire à l’élite des ingénieurs de Gazform. A 30 mètres au-dessus de sa tête, la coupole en nanoplastique fonce imperceptiblement pour adoucir la réflexion du soleil sur le bleu acier de l’océan Arctique. Au sommet de la tour Poutine 1, point culminant du plus vaste terminal pétrolier du monde, le solarium offre un large panorama sur l’embouchure du fleuve Ob, d’où s’éloignent par dizaines les supertankers, alignés comme des colonnes de fourmis. Voilà deux décennies que les pétroliers géants n’ont plus besoin qu’un briseglace leur ouvre le passage. Les pilotes de la flotte de Gazform, le méga-conglomérat russe de l’énergie, ont malgré tout gardé l’habitude de se suivre à la queue-leu-leu. Loin au large, les flammes recrachées par les tuyères de 10 000 plateformes offshore font croire qu’un nouveau soleil s’apprête à poindre.
Quel chemin parcouru depuis qu’à l’âge de douze ans Krishna a quitté les lambeaux de son île du delta du Gange, grâce aux premières bourses dispensées par l’ONU aux « réfugiés climatiques » ! Ce programme d’aides n’a pas tenu longtemps, faute de crédits suffisants. C’est que les personnes déplacées par la montée des mers se sont chiffrées en dizaines, puis en centaines de millions. La chance a souri au jeune Bengali, devenu l’un des chimistes les plus brillants du Programme des Nations unies pour l’environnement.
Krishna prend place à bord d’un gros porteur de ravitaillement qui met le cap vers le nord. Au bout d’une demi-heure, il se pose sur l’ancienne base offshore mobile de l’armée russe, construite en 2014, juste avant la première guerre du Pôle. Des MIG 100, capables de transporter des bataillons entiers n’importe où, appontent et décollent sans cesse. Les 10 milliards de tonnes d’hydrocarbures de l’Arctique russe forment le plus vaste trésor énergétique du monde, depuis le déclin de la production pétrolière du golfe Persique en 2016. La Russie est sortie victorieuse, mais exsangue, de la troisième guerre du Pôle, face aux troupes de Blackwater. Cette armée privée avait bâti sa réputation dès les années 2000 dans l’ex-Irak, en oeuvrant au service des firmes pétrolières anglosaxonnes. Pratiquement réduites à zéro pendant les décennies de guerre, les extractions polaires russes tournent maintenant à plein régime, histoire de rentabiliser l’investissement.
Les deux hommes s’observent un moment, ne sachant trop quelles politesses échanger. Krishna décide d’y aller bille en tête. « Nous avons terminé la campagne d’analyse que vous nous avez autorisé à effectuer autour du pôle magnétique. La décrystalisation des hydrates de méthane a franchi tous les seuils d’alerte. » Lingarov ne peut dissimuler un frisson. Il lâche brutalement : « Mais enfin, qu’est-ce que vous voulez que Gazform y fasse ? » L’impuissance de l’un des hommes les plus puissants du monde fait naître un sourire moqueur chez Krishna, qui l’efface instantanément. L’apparatchik jette malgré lui un oeil aux graphiques défilant sur le portable de l’expert de l’ONU. Deux heures plus tard, Krishna Gurnule est seul à bord d’un jet d’affaires de Spacioflot, qui repart pour le siège des Nations unies, à New Mumbai. Il le savait depuis longtemps, sa mission ne pouvait pas réussir. C’est tout juste s’il a pu arracher à son interlocuteur la vague promesse d’une « protection » pour de futures missions scientifiques. Tandis que l’avion-fusée vire à travers la ionosphère, le regard de Krishna reste fixé sur l’océan, cent kilomètres plus bas.
Depuis des mois, l’ONU approche les Russes et les autres puissances qui se partagent le pôle Nord. « Il faut à tout prix convaincre tout ce petit monde de laisser les coudées franches aux contrôleurs de temps », conclut Krishna en présentant son rapport à ses supérieurs de New Mumbai, nouvelle capitale économique de l’Inde depuis que l’antique Bombay a été avalée par les flots. Les contrôleurs de temps… Au début, les climatologues traditionnels les ont considérés avec inquiétude et condescendance. Il faut dire qu’ils commencèrent par accumuler les échecs.
Mais la mer est la principale pompe à gaz carbonique de la planète, et à mesure que les effets du réchauffement du climat s’aggravaient, de plus en plus de scientifiques se mirent en quête du moyen de rendre cette pompe beaucoup plus efficace. En mars 2008, le voyage du Weatherbird II avait constitué la première tentative indépendante d’épandage de fer dans les océans, reproduite dans les années qui suivirent par des centaines d’autres missions financées par les plus grandes ONG écologistes. Le fer déversé dans la mer devait doper le plancton, pour augmenter sa capacité à absorber le gaz carbonique de l’atmosphère dissous dans l’eau. Les résultats furent décevants. On s’aperçut un peu tard que le processus biochimique de l’absorption du fer par le plancton était beaucoup trop complexe pour être efficacement exploité.
L’effort n’a fait que se renforcer après le moratoire international sur la pêche industrielle. Le signal d’alerte fut la disparition définitive des principales espèces de requins et de thons à la fin des années 2010. Le moratoire suffit tout juste à stabiliser les populations sauvages de merlu, de cabillaud, de saumon et de morue. Certaines mers tropicales, où coraux et grands poissons prédateurs furent éradiqués, devinrent bel et bien des déserts. De nouvelles espèces commencent maintenant à coloniser à nouveau certains espaces vides : la nature n’aime pas le vide. Mais la société n’aime pas les changements brutaux, quels qu’ils soient, et dans bien des régions, les conditions de subsistances de nombreuses populations pauvrent demeurent encore aujourd’hui cauchemardesques.
Rendre pérenne un développement massif de l’aquaculture avait été une tâche plus complexe que prévu. Dès 2007, la prolifération des poux des mers dans les fermes de saumon avait entraîné des dégâts terribles pour la chaîne alimentaire maritime. Les poux, d’abord hébergés dans les fermes piscicoles, décimèrent les saumons sauvages lorsqu’on se mit en tête de badigeonner leurs cousins domestiques d’antiparasites. Plus tard, la pollution endémique des eaux littorales par l’industrie, notamment en Chine et en Inde, créa une succession presque ininterrompue de problèmes. « Heureusement, songe Krishna, les hommes ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu’ils prennent peur. » Depuis une décennie, le spectre d’une dégradation irréversible de la vie marine est perçu comme la calamité de trop : la toute-puissante industrie aqua-alimentaire parvient désormais à faire pression sur l’industrie chimique, qui adapte ses procédés. « On progresse ! », veut croire Krishna en finissant son sac d’algues séchées.
Oubliant un instant ses angoisses sur l’avenir de la mer nourricière, Krishna Gurnule songe qu’il va pouvoir retrouver sa famille dans la nouvelle cité des mers bâtie en face de New Mumbai. Le lendemain matin, impatient, il embarque à bord d’un néo-clipper flambant neuf. En partance pour la mer de Chine, le fier trois-mâts en matériaux composites et à voiles semi-rigides doit d’abord faire une brève escale dans la ville flottante où vivent la femme et les enfants de Krishna. Ce sera une courte croisière, mais c’est toujours un bonheur de voir l’un des plus anciens modes de transport régénéré par les technologies avancées ! Dissimulés sur la surface des mâts, des nanocapteurs véliques permettent à l’unité centrale du navire d’adapter les voiles à chaque microvariation des vents, bien mieux que ne pourrait le faire le plus attentif des régatiers. Tandis que le coursier fend les flots à plus de 25 noeuds, Krishna observe les cargos mollement tractés par d’immenses parachutes ascensionnels. Cette technique permet d’économiser un tiers du carburant jadis indispensable à leur navigation. Marchands ambulants et taxi-vedette La cité des mers grandit sur l’horizon. Le néoclipper passe au-dessus d’un immense parc d’hydroliennes, qu’on distingue dans l’eau claire par vingt mètres de fond.
Puis il longe un alignement de « serpents de mer », de longues turbines électriques actionnées par la houle. Krishna Gurnule débarque enfin. Deux ans que ces missions incessantes auprès des Nations unies ne lui avaient pas donné l’occasion de revoir sa maison. Que de changements ! L’enchevêtrement des embarcations de marchands ambulants l’empêche de reconnaître les contours de la ville qu’il a vu s’élever au-dessus des flots. A mesure qu’il avance à bord de son taxi-vedette, Krishna comprend. Au polder original sur lequel s’est élevé le coeur de la ville, sont venues s’agglomérer de nouvelles structures flottantes, accueillant des pâtés de maisons bâties en alliages légers et peu coûteux. D’abord conçue comme un havre pour les nantis, la cité des mers accueille sans cesse de nouveaux arrivants, cherchant à échapper à l’engloutissement de leurs bidonvilles.
Un mois plus tard, Krishna trépigne. En Arctique, rien n’avance. Gazform prétend avoir effectué ses propres analyses et affirme que les résultats produits par les Nations unies sur la fonte des hydrates de méthane sont très exagérés. Sur le bureau du scientifique, le visiophone s’allume. Apparaît le visage de Mike, son ami et collègue nanochimiste. Le grand Néo-Zélandais fait résonner sa voix chaude dans le récepteur : « Namaste, mon cher Krishna. Comme tu le vois, je suis encore en mer, cette fois au large des Tonga. » Mike a fait fortune dix ans plus tôt dans la ruée vers l’or maritime, en prenant la direction scientifique de Nautilus Minerals. Lancée en 2004, cette société pionnière est aujourd’hui une firme internationale majeure avec une armada de navires miniers. Nautilus Minerals vend l’or, mais aussi le cuivre, le zinc et le plomb filtrés dans les sources hydrothermales à la jointure des plaques tectoniques du Pacifique.
Un commerce toujours plus lucratif, tandis que s’épuisent l’une après l’autre les mines terrestres. « Comme tu le vois, les affaires vont toujours aussi bien, constate Mike, mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle. Mon procédé est au point ! » Krishna demeure incrédule. Voilà vingt ans que Mike poursuit une chimère : lancer des trillions de nanopanneaux solaires dans les océans, et récupérer l’énergie sous forme de plasma pour alimenter en électricité la terre entière. « Ce n’est pas possible, bafouille Krishna, ça marche ? » Mike ne cache pas son excitation : « On dirait, oui ! Tu te rends compte : les océans emmagasinent mille fois plus d’énergie que n’en produit toute l’humanité. » Emu, Krishna s’exclame : « Tu m’embauches ? » « Tu n’as pas le mal de mer, au moins ? », répond Mike dans un sourire.—
Prospective de l’Ifremer sur la pisciculture
Etat mondial de l’aquaculture par l’organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO)
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