Serge Latouche : Certes, non, ce n’est pas raisonnable. Mais je ne suis pas un intégriste. On peut être opposé à la société de surconsommation sans pour autant être contre une certaine forme d’excès, contre la fête. Dans les sociétés traditionnelles, Noël est un moment où l’on recharge les batteries, où l’on récupère, après une année de privation. L’homme a besoin de rompre avec son quotidien. C’est très sain, tant que notre empreinte écologique reste raisonnable.

Serge Latouche : Le client est « drogué », manipulé par ses dealers que sont la grande distribution, la publicité et le crédit. Il est dans un état de frustration permanente. Ce n’est pas lui qui demande plus. Regardez à Noël, les enfants ne s’émerveillent plus, ils n’attachent plus aucune valeur aux jouets qu’ils regardent quelques minutes avant de passer aux suivants. Quant au discours sur la défense de l’emploi, je pense qu’il est là pour faire oublier qu’une baisse de la consommation aurait surtout un impact sur le bénéfice de la grande distribution. Celle-ci n’offre, en outre, que des boulots « déraisonnables  ». Demandez plutôt à une caissière si elle s’épanouit dans son travail. Sachez qu’un poste créé dans un supermarché supprime cinq emplois dans le petit commerce. La grande distribution a ainsi fait disparaître plus de 20 % des boulangeries, 84 % des épiceries et 43 % des quincailleries dans les années 1960 [2]. Il existe d’autres croissances possibles pour soutenir l’emploi. Je pense notamment à l’agriculture biologique et aux énergies renouvelables. Si la France se bornait à mettre en application les directives européennes concernant ces énergies renouvelables, elle créerait plus de 300 000 emplois [3].

Terra Economica - Peut-on imaginer une société bâtie sur un autre concept que celui de la surconsommation ?

Serge Papin : Les apôtres de la décroissance me soûlent. Pour leur faire plaisir, il faudrait s’enfermer à la maison, sans électricité, sans confort. C’est angoissant. On ne peut pas être « rupturiste », il faut avancer. Je ne veux pas revenir en arrière. Dans mes magasins, par exemple, les choses bougent en permanence. Chez nous, on dit « les dix premiers mètres doivent bouger tous les dix jours ». Si au moment de Noël, je disais « je ne vends rien pour sauver la planète ou le Darfour », je perdrais tous mes clients. Ma grande crainte, c’est la dictature écologiste qui dirait : « Allez, pour le bien de la planète, la fête est finie. »

Serge Latouche : Mais quand on arrive dans une impasse, il vaut mieux revenir sur ses pas. Et d’ailleurs, on ne revient jamais en arrière, car on invente un autre futur. Il ne s’agit pas de refuser le progrès, mais de refuser son aliénation par les multinationales. On peut imaginer une autre société, loin du slogan obscène « travailler plus pour gagner plus ». Car si nous souhaitons découvrir d’autres dimensions de la vie, il faut travailler moins pour vivre mieux. Je revendique le droit à la paresse et je pratique le « techno jeûne ». J’ai une certaine jouissance à dire que je ne possède pas de téléphone portable. Je défends la « simplicité volontaire  ».

Terra Economica - Serge Papin, seriez-vous prêt à faire de vos magasins des lieux de consommation 100 % équitable ?

Serge Papin : Ce n’est pas la vocation de la grande distribution. Ça ne préoccupe pas la majorité de nos clients. Il faut leur laisser le choix. Beaucoup de familles ont du mal à vivre : comment peuvent-elles se payer un café équitable deux fois plus cher qu’un pur arabica ? Il suffit de voir le développement très important du hard discount. Pour autant, je suis aussi concient que la demande est très forte sur des produits de haute qualité : de la viande servie par un vrai boucher, ou du poisson frais.

Terra Economica - Mais alors, développement durable et grande distribution peuvent-ils faire bon ménage ?

Serge Papin : Oui, bien sûr. Avec d’autres enseignes, nous avons mis en place un système collectif d’audit concernant le travail des enfants en Asie et l’origine du bois, par exemple. Depuis trois ans, tous les nouveaux magasins de notre groupe (une vingtaine au total) sont aux normes Haute qualité environnementale (HQE) : toits à capteurs photovoltaïques, récupération des eaux pluviales… Ces constructions coûtent 10 % plus cher qu’un magasin classique. Nous travaillons aussi sur l’éco-conception des produits U. Il n’est pas normal que le seul coût de l’emballage d’une brosse à dents constitue la moitié du prix de vente final ! Et puis, moins d’emballages, c’est plus de produits dans un même camion, donc moins de poids lourds sur les routes, donc moins de carbone dégagé dans l’air. Nous possédons enfin, en Vendée, une usine qui recycle les déchets de 150 de nos magasins. Nous récupérons, par exemple, la matière première des bacs en polystyrène du poisson frais. Nous l’envoyons en Corée, où cet emballage va servir à l’isolation des réfrigérateurs. Le problème, c’est qu’en France, une entreprise doit créer ses propres filières de recyclage car celles qui existent sont insuffisantes.

Serge Latouche : C’est donc cela ! La grande distribution serait prête à se suicider ? Pardon, mais on sait très bien comment cela fonctionne. Ce secteur dit s’intéresser à l’environnement, car c’est bon pour son image de marque, donc pour sa rentabilité. Construire des magasins aux normes HQE : on ne va pas s’en plaindre, mais cela me semble un minimum.

Terra Economica - Que faudrait-il faire d’urgence, selon vous, pour sauver la planète ?

Serge Papin : Il faut trouver des énergies alternatives accessibles pour tous. Mais la France est la dernière sur ces questions-là. Les pouvoirs publics ne savent répondre aux problèmes que dans l’urgence. Prenons le cas du fret. Nous sommes forts pour construire des TGV, mais la SNCF ferme un grand nombre de gares de ferroutage. Pourtant, tout le monde s’accorde à dénoncer les camions sur les routes. On retrouve la même hypocrisie au sujet du protocole de Kyoto. Oui, les Français l’ont signé mais ils ne font rien. Les Américains, eux, ne l’ont pas ratifié, mais pendant ce temps-là, leurs laboratoires travaillent comme des fous. Ils sont, par exemple, en train de plancher sur un biocarburant à base d’algues. Ils vont, comme toujours, réussir à nous imposer leurs normes.

Serge Latouche : C’est au plan local que tout se joue. Il faut se battre pour que les petites villes conservent hôpitaux, tribunaux, écoles. C’est comme cela qu’on résistera au déménagement planétaire. Actuellement, des crevettes sont pêchées dans le nord de l’Europe, décortiquées au Maroc, revendues en Europe. Une aberration. Je m’inscris dans une logique de relocalisation de l’économie. Si l’on veut trouver des traitements contre le cancer, il faut réorienter la recherche dans la direction de la médecine environnementale, s’attaquer aux pesticides notamment, chercher des produits de substitution pour revenir à une agriculture biologique et défendre la biodiversité. Regardez comment la grande distribution nous a imposé trois catégories de pommes, dont la golden, alors qu’il en existe des centaines. Mais lorsque l’on ne va pas dans le sens de la culture dominante, on se fait traiter de fasciste, voire de « Khmer vert ».

Serge Latouche, A 67 ans, il est professeur émérite d’économie à l’université Paris-XI. Il est un des animateurs de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), fondée en 1981 par des universitaires insatisfaits de l’évolution des sciences sociales.Serge Papin

A 52 ans, il est pédégé de Système U. Avec 863 magasins, l’entreprise est le sixième groupe de distribution alimentaire français (environ 8 % de parts de marché).

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