Manifestations aux Etats-Unis, indignés grecs et espagnols, printemps arabe… Cette année, un nouveau type de mobilisations a émergé, plus spontané, sans idéologie précise, affirme Alain Bertho, anthropologue.
Alain Bertho est anthropologue spécialiste des émeutes et professeur à Paris 8.
Terra eco : Après Le Caire, Athènes ou Madrid, un mouvement social s’étend aujourd’hui aux Etats-Unis. Pensez-vous que ces mobilisations s’inspirent et se répondent ? Y-a-t-il une dynamique commune ?
Alain Bertho : Non seulement ils sont comparables mais cette comparaison est assumée par les différents acteurs, qui tentent de s’imiter et échangent beaucoup. J’ai notamment pu voir le mouvement
"Y’en a marre" au Sénégal et je confirme qu’entre chaque pays on se lit, on se regarde, on discute. Par ailleurs, le monde a vu presque en direct des émeutes devenir de vraies vagues populaires en Tunisie et en Égypte, emportant et transformant les régimes, ce qui a beaucoup marqué. Du coup il y a des mots, des textes et des références communes.
En quoi diffèrent-ils de mouvements passés ?
Depuis le début du siècle, de nombreux affrontements entre la jeunesse et le pouvoir ont montré une perte de mots et de lieux d’expression politiques. Il y avait jusque là deux types de réactions : celle des jeunesses scolarisées qui n’ont pas d’avenir – comme lors des manifestations contre le CPE (1) , ou la jeunesse chilienne aujourd’hui – et celle des jeunesses populaires – comme lors des émeutes de banlieue en France en 2005 ou de Londres cet été. Les deux tendances étaient séparées.
Or cette année, un nouveau type de mouvements a émergé. Les deux jeunesses ont parfois convergé comme en Tunisie ou en Égypte et, sans que je puisse expliquer pourquoi, cela a permis une prise de parole et une expression directe vis-à-vis du pouvoir. Par ailleurs, le nombre d’émeutes est de plus en plus important. J’en ai recensé 1 500 cette année, 1 200 en 2010, pour 540 en 2009. Quelque chose de nouveau est en train de naître. Tout cela va encore certainement évoluer dans les mois qui viennent mais ce qui se passe est d’une importance sans doute historique.
Quel avenir peut-on prédire à ces mouvements ?
C’est bien sûr très difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’un nouveau rapport au pouvoir est en train de se dessiner. Si les mouvements sociaux du XIXe et XXe siècle ont fondé et alimenté la politique moderne, et notamment des partis, ce qui émerge aujourd’hui est une transformation du rapport à l’Etat. Pour reprendre un slogan cher aux zapatistes : l’ambition n’est plus de prendre le pouvoir mais de rendre le pouvoir obéissant. Par là, il y a un retour de la parole et de l’appropriation de l’expression vis-à-vis du pouvoir. Et dans ces cas, le pouvoir n’est pas seulement étatique. Lorsque les Grecs brûlent les banques plutôt que des voitures, et que les indignés américains choisissent de manifester à Wall Street, ils interpellent directement le pouvoir financier, qui est jugé comme autonome voire au-dessus du politique. Tout ceci est d’ailleurs d’une grande clairvoyance.
Les réseaux sociaux expliquent-ils ces nouveautés, notamment la communication entre les mouvements ?
Twitter ou Facebook sont des outils formidables, mais j’ai l’impression que ces changements ont émergé avant eux, dès 2005 ou 2006. Ils expliquent peut-être l’incroyable rapidité des transformations actuelles, puisque ce que nous décrivons là a émergé depuis janvier seulement, c’est très court.
(1) Le contrat première embauche était un type de contrat à durée indéterminée, à destination des moins de 26 ans. Il a finalement été abandonné en 2006.