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« Nucléaire : bien poser les questions »
vendredi, 19 août 2011
/ Paul Quilès / Ancien ministre de l’Urbanisme, de la Défense, des Postes, des Télécommunications et de l’Espace, puis de l’Intérieur et de la Sécurité Publique sous plusieurs gouvernements de gauche, Paul Quilès est ingénieur de formation. Actuellement maire de Cordes-sur-Ciel (Tarn), il anime le club Gauche Avenir. |
« Si l’on interroge les hommes en posant bien les questions, ils découvrent d’eux-mêmes la vérité sur chaque chose ». On ne peut pas dire que, dans nos régimes démocratiques, cette belle recommandation de Platon soit l’obsession des décideurs politiques. Si l’objet de la démocratie n’est pas prioritairement de trouver « la vérité sur chaque chose », mais de gérer une communauté humaine avec le souci de l’intérêt collectif, la recherche de ce dernier devrait donc être la principale préoccupation des dirigeants. Or, trop souvent, ceux-ci refusent de s’y confronter vraiment, avec ce souci de « poser bien les questions », par crainte de ne pas savoir gérer les contradictions de leurs mandants, mais aussi par volonté d’imposer leurs propres solutions.
Sur des sujets importants, qui concernent lourdement notre vie et celle des générations à venir, il arrive que règne une confusion savamment entretenue qui masque en général le choix délibéré de dissimuler la vérité. Ainsi, peuvent être décidées et être mises en œuvre, sans véritable débat, des politiques qui engagent l’avenir. Prenons l’exemple du nucléaire. Ce mot évoque de superbes avancées scientifiques et technologiques de l’humanité, mais il renvoie aussi à de terribles souvenirs (les 200 000 morts du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, les catastrophes des centrales de Tchernobyl et de Fukushima) et il est associé à de sérieuses inquiétudes : les stocks encore considérables d’armes nucléaires dans une dizaine de pays, les risques de prolifération et de terrorisme nucléaire, les incertitudes sur la sécurité des réacteurs de certaines centrales.
Curieusement, bien que le développement du nucléaire militaire et celui du nucléaire civil répondent à des préoccupations très différentes, les décideurs politiques recourent aux mêmes subterfuges lorsqu’ils abordent ces questions : fausses évidences, formules toutes faites, silences, "non dits"….
Présenté comme une arme de dissuasion, une "arme de non-emploi", il a eu son heure de gloire pendant 40 ans, dans la période qui a vu se mettre en place ce que l’on a appelé "l’équilibre de la terreur" entre l’Est et l’Ouest. Censé garantir la paix, cet équilibre s’est établi à un niveau de plus en plus élevé, se traduisant par une fantastique et dispendieuse course aux armements (y compris avec la volonté de contrôler l’utilisation de l’espace). En France, la possession de l’arme nucléaire a été présentée il y a 50 ans comme une façon d’affirmer sa volonté d’indépendance –bien que relative- à l’égard des Etats-Unis et de l’OTAN. Légitimant en quelque sorte sa participation au « club » des 5 membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, seuls détenteurs officiels [1] de cet armement, elle lui donnait ainsi le sentiment de détenir un statut de grande puissance, aux côtés des Etats-Unis, de l’URSS, de la Chine et de la Grande Bretagne.
Chacun voit bien que le monde d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui d’hier. Le caractère dissuasif du nucléaire n’est plus évident à soutenir. Qui vise-t-on ? On voit bien qu’il ne peut s’agir de groupes terroristes ; alors, qui ? La Chine ? La Russie ? L’Iran ? Tous ceux « qui menaceraient nos intérêts vitaux » est la réponse officielle, qui fait l’impasse sur l’appartenance de la France à l’Europe et à l’OTAN. Quant à la prétendue nécessité de posséder l’arme nucléaire pour justifier le « statut de grande puissance », elle ne résiste pas à l’observation des rapports de force actuels entre les grands pays qui influencent le cours du monde. Des puissances nouvelles sont apparues ; elles comptent déjà beaucoup plus que la France dans le concert mondial et cela n’a rien à voir avec la possession d’un armement nucléaire. Malgré les réticences de certains pays (et notamment de la France), la composition du Conseil de sécurité de l’ONU finira bien par tenir compte de cette évolution.
La mise sur la place publique de ces éléments d’appréciation est nécessaire. Elle amènerait les responsables politiques à tenir un langage moins réducteur et plus honnête que la simple répétition sans preuve des formules rituelles qui justifient la « force de frappe » française depuis le début des années 1960. Alors, se poserait avec plus d’acuité la question de savoir pourquoi la doctrine française évolue si peu et pourquoi notre pays paraît aussi inerte devant les efforts engagés au niveau international dans la perspective d’un "monde sans arme nucléaire".
Ici aussi, combien d’approximations et même de mensonges ont été propagés par le discours officiel depuis que cette source de production d’électricité a pris en partie le relais du pétrole dans les années 70 ! Les mérites de l’utilisation du nucléaire sont connus : coût relativement faible de l’électricité produite, réduction des importations d’hydrocarbures, faible émission de ²gaz à effet de serre². Ses inconvénients le sont tout autant : coût élevé des investissements, complexité du stockage des déchets nucléaires, lourdeur du démantèlement des centrales, risque d’accidents. Mais tant qu’un débat sérieux, étayé par des études approfondies, n’a pas eu lieu, tant que l’expression des contradictions ne dépasse pas le stade d’affrontements caricaturaux et d’échange de slogans, les citoyens ne seront pas en mesure de se faire un avis responsable et de l’exprimer valablement. Et pourtant, il leur faudra assumer les choix qui seront faits, quels qu’en soient les conséquences.
Il y a 30 ans, j’ai connu à ce sujet une cruelle déception [2]. Après la période des années 1973-1981 qui avait vu les gouvernements de droite imposer sans aucune transparence le programme accéléré de construction de centrales nucléaires, la gauche avait promis un débat public sur la politique énergétique. Cet indispensable débat se limita malheureusement, à l’automne 1981, à une simple discussion parlementaire, dont les effets furent bien éloignés de la prise de conscience qu’aurait suscitée un véritable débat public.
Ici encore, comme pour le nucléaire militaire, même si le monde a changé, il est indispensable d’informer les citoyens complètement, contradictoirement si nécessaire et, pourquoi pas, leur demander de s’exprimer. Naturellement, le sujet est complexe et il faut tenter d’éviter l’affrontement entre deux positions irréductibles (les "pro" et les "anti"). Une récente rencontre [3] a suggéré une démarche, à partir de trois scénarios possibles d’évolution de la place du nucléaire dans la production d’électricité [4] :
- scénario 1 : continuation du développement tendanciel actuel de la production d’électricité nucléaire, avec maintien de la construction des réacteurs EPR prévus ; mise en œuvre de la 4ème génération ; continuation de la recherche sur ITER.
- scénario 2 : arrêt définitif et démantèlement programmé de toutes les centrales nucléaires à partir de 2012, avec l’objectif d’une réduction de l’ordre de 60% de la puissance installée en 2020 ; arrêt de la construction de l’EPR de Flamanville et annulation du projet d’EPR à Penly ; développement d’une activité industrielle pour le démantèlement des installations nucléaires et la réhabilitation des sites.
- scénario 3 : d’ici 2020, non remplacement des centrales en fin de vie (réacteurs construits entre 1977 et 1985) et réexamen de la situation à ce moment là. La décision de choisir l’un de ces scénarios n’interviendrait qu’après une phase d’analyse. Elle pourrait être conduite par un comité d’étude, qui aurait à décrire de façon précise les scénarios et à en analyser complètement les conséquences, notamment en termes de coût d’investissement et de consommation, de développement de sources alternatives d’énergie, de calendrier, d’emploi. Le résultat de ce travail serait rendu public et les Français pourraient alors être consultés par référendum et se prononcer de façon claire sur leur préférence.
Sur ces deux exemples très différents – nucléaire militaire et nucléaire civil - on voit tout l’intérêt qu’il y aurait pour un bon fonctionnement de notre démocratie à « poser bien les questions », afin que les citoyens puissent lucidement s’exprimer sur des choix qui engagent l’avenir.
[1] Ce sont les EDAN (Etats Dotés de l’Armement Nucléaire), nommément désignés dans le TNP (Traité de Non Prolifération). Ne sont pas signataires de ce traité : Israël, l’Inde, le Pakistan, également détenteurs d’armement nucléaire.
[2] Après avoir été pendant 15 ans ingénieur dans le secteur de l’énergie, j’ai été délégué national du PS à l’énergie, puis président de la commission parlementaire chargée de préparer le débat sur l’énergie (été 1981).
[3] Assemblée des gauches et des écologistes (18 juin 2011). Voir sur ce blog
[4] La production d’électricité d’origine nucléaire en France est actuellement assurée par 58 réacteurs nucléaires (réacteurs à uranium enrichi et eau sous pression, REP ou PWR), qui fournissent 76% de l’électricité produite.
Blog initialement publié sur : Le blog de Paul Quilès puis chez nos confrères du Monde.fr