Pour produire de l’électricité à partir d’une réaction nucléaire, les chercheurs n’ont pas besoin de se casser la tête. Ils utilisent essentiellement de l’uranium 235, seule matière naturellement fissile - susceptible de subir une fission et donc de dégager de l’énergie - à l’état naturel. Disponible oui, mais c’est peanuts. « La matière manque, alors fabriquons là ! », ont imaginé les chercheurs. Coup de bol, ils avaient sous la main d’autres options, non fissiles mais « fertiles » : l’uranium 238 (l’uranium le plus fréquent dans la nature utilisé notamment dans les surgénérateurs) et le thorium 232.
Prenons le second, qui nous intéresse. Placé dans un réacteur, celui-ci est capable d’absorber un neutron et de produire de l’uranium 233, qui est, lui, fissile. Réinjecté dans le réacteur, ce dernier rencontrera un neutron, produisant au passage d’autres neutrons qui, à leur tour, causeront de nouvelles fissions. C’est la réaction en chaîne, productrice d’énergie. Mais attention, ne crions pas trop vite victoire : un réacteur alimenté au thorium ne pourra pas se passer d’uranium 235 ou de plutonium pour donner le signal du départ. Il faut en une matière fissile disponible pour lancer la première réaction et obtenir des neutrons. « Car il faut avoir une source intense de neutrons pour bombarder le thorium (et créer une fission, ndlr) », souligne Monique Sené, physicienne et co-fondatrice du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire.
Le thorium, on en a plein la besace
Le hic avec le nucléaire d’aujourd’hui, c’est que les ressources d’uranium ne sont pas infinies. Pis, « si l’on développait le nucléaire de façon intensive, en multipliant notre consommation par un facteur 10 d’ici à 2050, on pourrait arriver à la limite de la ressource d’ici la fin du siècle », souligne Daniel Heuer, directeur de recherche au laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble. Le thorium, lui, est environ trois fois plus abondant que l’uranium. Mieux, « pas besoin d’aller construire des mines, le thorium est déjà sur nos étagères. C’est un sous-produit des terres rares. Rhodia (un des principaux groupes de l’industrie chimique française, ndlr) en a 8 000 tonnes en stock environ [1]. Et sachant que la Chine a le monopole des terres rares, vous pouvez imaginer les quantités qu’elle a accumulées. »Un cycle régénérateur
Lorsqu’une réaction au thorium est lancée, elle s’alimente toute seule ou presque. Tentons d’expliquer. Lors de sa fission, l’uranium 233 produit en moyenne 2,5 neutrons. Or, « un neutron est nécessaire pour maintenir la réaction en chaîne, un peu plus d’un autre pour régénérer la matière fissile », souligne Daniel Heuer. En clair, avec le thorium, on obtient un cycle regénérateur, c’est-à-dire que la quantité de matière fissile produite est aussi importante que celle consommée par le réacteur. Le réacteur est donc moins gourmand en matière fissile au départ, on a un combustible presque inépuisable. Résultat : on boulote moins de ressources.Le problème des déchets résolu ?
Il y a plusieurs types de déchets issus d’une fission nucléaire. Parmi les produits de fission - les cendres qui subsistent après la fission -, certains sont très radioactifs mais ont une durée de vie moyenne de quelques centaines d’année, une durée « humainement gérable par l’homme », selon Daniel Heuer. D’autres ont une durée de vie longue (des millions d’années) mais sont peu radioactifs donc « plus faciles à gérer dans des zones de stockage ». Quoi qu’il arrive, ces produits de fission sont inévitables : « On ne peut jamais se débarrasser de ces noyaux-là. On peut éventuellement améliorer le rendement thermodynamique et les réduire de 30% mais c’est tout », explique Daniel Heuer. Reste l’épine dans le pied des industriels : le plutonium et les actinides mineurs (américium, curium, neptunium…). Ceux-là sont le résultat de fissions manquées. Or « il faut quelques milliers à quelques dizaines de milliers d’années pour que leur radiotoxicité commence à décroître », poursuit le scientifique. Pis, très actifs, donc très chauds, ils obligent les ingénieurs à concevoir des sites de stockage cinq à dix fois plus grands que pour les autres déchets. Il faut en effet étaler ces stocks d’actinides pour conserver le site à une température limitée à 95°C.Mais le thorium a un avantage de taille : il laisse, dans son sillage, beaucoup moins d’actinides. « Il s’ensuit que la radiotoxicité des déchets est au moins dix à cent fois plus faible avec ce cycle qu’avec les cycles actuels recyclant le plutonium », abondait Jean-Paul Schapira, directeur de recherche au CNRS, dans un article paru dans les cahiers de Global Chance en 1999 (voir chapitre : « Existe-t-il de nouvelles options pour le nucléaire du futur ? »). Mieux, « le dégagement thermique (de ces produits, ndlr) est également réduit », poursuit le chercheur dans cet article. Il est donc plus aisé de les stocker. Tant que certains industriels n’hésitent pas à qualifier cette voie « d’énergie nucléaire verte ».
Dans le meilleur des mondes, rêvent les chercheurs, on pourrait même réenfourner les actinides déjà produits par le passé et qui nous encombrent dans le cœur d’un réacteur au thorium et s’en débarrasser. « A condition d’y avoir accès, tempère Daniel Heuer. La plupart des actinides sont mélangés avec les produits de fission dans du verre. Ces verres sont conçus pour être inaltérable, il serait donc très difficile, voire impossible, d’en réextraire les actinides. Aux Etats-Unis en revanche, vu qu’ils n’ont jamais retraité le moindre combustible, ça serait sans doute possible. »
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