C’est, ce 31 mai, la Journée mondiale sans tabac. Pour ceux qui ne comptent pas pour autant abandonner la clope, la question se pose : pourquoi ne pas troquer ses habituelles Camel pour des cigarettes bio, et ainsi réconcilier ce geste quotidien avec ses exigences écolos ? En clair, quitte à fumer, pourquoi ne pas s’épargner quelques résidus de pesticides dans les poumons, et par la même occasion épargner la terre des champs de tabac ? A l’heure où l’agriculture bio est dans l’air du temps, pourquoi ne pas l’appliquer à cette plante consommée par presque 30% des 15-75 ans ? C’est avec ces interrogations pleines de bons sentiments que je me lance dans cette mini-enquête. Et me fais vertement recevoir : « Le tabac bio ? Et pourquoi pas l’héroïne bio aussi ?, fulmine la députée PS et cancérologue Michèle Delaunay. Il y aurait bien des connards pour lancer ça dans les milieux chics, tiens. »
Chez les anti-tabagisme, le tabac bio passe donc pour la dernière « ânerie » (dixit toujours Michèle Delaunay), et surtout pour un produit encore plus dangereux, car plus pernicieux, que le tabac conventionnel. Argument de la députée : « Ça va imprimer, dans la tête du fumeur, qu’il prend moins de risque en fumant bio… » Or le bio n’enlèverait rien ou presque à la toxicité du tabac. Bref, ce serait un écran de fumée pour masquer le danger d’un produit qui fait chaque année, selon l’OMS, 6 millions de morts dans le monde. « Ce qui tue, dans la cigarette, c’est le monoxyde de carbone, les goudrons, les hydrocarbures aromatiques… Si les fabricants lancent des paquets labellisés AB, ce serait de la publicité mensongère, dans le seul but de vendre plus. On les attend au tournant », prévient le professeur Yves Martinet. Avant de s’assurer d’un détail : « Vous fumez ? » « Oui… Enfin, juste un peu », dis-je au président du Comité national contre le tabagisme avec une pointe d’hésitation.
Un marché plein d’avenir
Le tabac n’est résolument pas un produit comme les autres. C’est peut-être la seule filière où le bio prend des allures de tentation diabolique. Pour Pierre Haein, directeur de l’Union des coopératives France-Tabac, « les mesures et les lobbys anti-tabac » minent toute possibilité de communiquer sur des paquets de cigarettes bio, et bloquent le développement de cette filière. Ainsi, « le ministère de l’Agriculture y serait favorable, mais pas le ministère de la Santé », assure-t-il. Ce manque d’entrain explique peut-être que seuls cinq agriculteurs se sont lancés dans cette culture en France, sur 1 800 planteurs. Ce qui nous donne un tout petit 0,3% d’exploitations de tabac bio, contre une moyenne de 3,14% de bio dans l’agriculture en général, selon l’Agence Bio (voir chiffres 2009).
© France-tabac
Toutefois, rien n’est perdu. « Il y a un vrai potentiel de développement du tabac bio », affirme Pierre Haein. L’Anitta (Association nationale interprofessionnelle et technique du tabac) mène des essais pour développer cette filière bio, et la rendre plus sûre pour les agriculteurs. Certes, les cigarettiers ne se bousculent pas pour acheter ce tabac, plus cher que le conventionnel. Mais les initiatives émergent. Aux Etats-Unis, Santa Fe Natural Tobacco et son tabac « American spirit » est l’un des pionniers du marché, suivi de Organic Tobacco inc. Le premier se targue d’avoir augmenté ses ventes de cigarettes bio de 30% en 2007. Sur le site de l’autorité américaine du tabac Tobacco international, il assurait même pouvoir doubler sa production entre 2007 à 2008. Selon l’un de ses fournisseurs, Rick Smith : « Le plus grand défi, à court terme, va être de cultiver assez de tabac bio pour satisfaire un marché qui semble en pleine croissance », explique-t-il sur le site.
En Europe, les cigarettes Yuma – « bio et équitables » selon la pub – se trouvent chez une poignée de buralistes, à Paris surtout. Il y a également le belge Gryson, numéro 1 des ventes de tabac à rouler en France (selon Pierre Haein), qui commercialise notamment la marque « Fleur du pays ». Selon Chris Bakker, l’un de ses managers, le fabricant achète du tabac bio qu’il mélange au tabac traditionnel dans ses paquets de tabac à rouler. Il affirme, lapidaire, dans un e-mail : « Nous pensons que l’usage de tabac bio va croître dans les années à venir. »
« Le pire est derrière moi »
Michel Brossenlier, planteur de tabac bio dans le Maine-et-Loire, est l’un des fournisseurs de Gryson, via la coopérative de France-Tabac. Il a fait ce choix, peu commun, de la culture bio « pour anticiper la demande des citoyens. Il faut vite s’y préparer, car on a besoin de beaucoup de temps avant de maîtriser cette culture en bio… Or on est encore aux balbutiements, on tâtonne. » La première année, sa culture de tabac bio a été anéantie par un parasite qui fait la hantise des planteurs : le mildiou. Au fur et à mesure, l’agriculteur a tiré les leçons de ses expériences. Aujourd’hui, il affiche des résultats aussi bons qu’en conventionnel, avec un chiffre d’affaires plus élevé. « Je préfère produire du tabac propre, même si cette expression sonne mal… De toute façon, le pire est derrière moi, dans les produits ajoutés par les cigarettiers », se rassure-t-il.
Ce n’est pas tout à fait faux. Il y a près de 800 composants dans une cigarette et sa fumée. Autant dire que les pesticides sont noyés dans cette masse de substances. Et de toute façon, « ils subissent une combustion de 500 à 1000° qui leur fait sans doute perdre leurs caractéristiques », explique Jean-Pol Tassin, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Parmi les gourmandises, il y a par exemple de l’ammoniac, utilisé pour augmenter la dépendance à la cigarette, ou du chocolat, qui sert à la rendre plus agréable, affirme Yves Martinet. Or selon Jean-Pol Tassin, la combustion du sucre, du miel ou du chocolat, qui comptent parmi les premiers additifs, entraîne la formation d’un ou plusieurs Imao (inhibiteurs de monoamines oxydases), qui agissent en association avec la nicotine pour rendre le tabac très addictif. « Lors des expérimentations, les animaux réagissent beaucoup à la morphine ou à l’héroïne, mais très peu à la nicotine seule. Pourtant, la cigarette est en tête des produits les plus addictifs. » En somme, le mieux serait peut-être de fumer du tabac bio ET sans additifs. Problème : ça n’existe pas (le tabac à rouler « Pueblo », par exemple, est présenté comme sans additif, mais pas bio). Du coup, peut-être mieux vaut encore ne rien fumer…
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