Terra eco : « Conflit », « compétition », « lutte de pouvoir »… Vous parlez, parfois avec un vocabulaire belliqueux, du temps imposé, du temps de la mondialisation. De quoi parle-t-on ?
Sandra Mallet : Je pense qu’il y a derrière cela l’idée que le temps n’est pas neutre ou homogène. Notre temps ne nous appartient pas complètement : nous sommes tous tiraillés entre des impératifs de travail, d’école, de transports en commun… Il s’agit du rapport entre l’individu et le collectif. Le temps et le vocabulaire que l’on utilise sont une construction collective, et sont par conséquent politiques. Avec le débat sur la loi Macron et la question du travail le dimanche, nous touchons directement à ce temps qui s’impose. C’est principalement la figure du touriste et son accès à la consommation qui ont été mis en avant dans le débat : on a bien le temps local qui se heurte au temps de l’économie globale, qui n’apprécie pas les temps creux, non rentables, non compétitifs.
Quel est l’impact sur les individus ?
Beaucoup de gens sont concernés, en subissant plus ou moins : la sensation de manque de temps, par exemple, est un phénomène généralisé. Les emplois du temps s’individualisent. Vie professionnelle et vie privée s’entremêlent de plus en plus. L’organisation de la vie quotidienne devient difficile : en termes de relations aux autres – famille, amis –, mais aussi en termes d’accessibilité aux services urbains… Le travail de nuit a des conséquences néfastes sur la santé des individus, mais crée aussi des zones et des moments de conflits nocturnes en ville. On a le sentiment de subir son propre emploi du temps, mais aussi celui des autres. On touche ici à des questions de vie commune et de rapport à l’autre.
L’exemple le plus caractéristique est bien sûr celui des mères de famille, qui ont longtemps joué le rôle d’« amortisseur temporel », selon une formule de Dominique Méda (sociologue, coauteure de Travailler au XXIe siècle (Robert Laffont, 2015), ndlr). Or, aujourd’hui, elles continuent d’assurer la grande majorité des tâches domestiques, tout en étant entrées massivement dans le marché du travail, et doivent donc cumuler un double emploi du temps.Les bureaux des temps sont d’ailleurs nés de mouvements féministes en Italie, à la fin des années 1980, qui revendiquaient un « droit au temps », soit une plus grande maîtrise de leur emploi du temps. Les élues de l’ancien parti communiste italien ont soumis une loi visant à mieux coordonner les horaires des services publics aux besoins des citoyens. Si la loi n’est pas passée, elle a contribué à instaurer l’idée que le problème relevait des politiques publiques.
Justement, la prise en compte politique du temps est-elle nouvelle ?
Avant cette prise en compte du temps collectif, il y a eu plusieurs vagues de volonté politique d’action sur le temps. Depuis le XIXe siècle, elles ont porté sur le temps de travail, jusqu’à la loi Aubry sur les 35 heures (en 2000, ndlr). En parallèle s’est développé de plus en plus le rapport entre le temps et l’espace. A partir des années 1950 naissent des initiatives d’« aménagement du temps », qui visent à agir sur les heures de pointe dans les transports en commun. Ce sont surtout des initiatives qui sont en premier lieu dans l’intérêt des milieux industriels et commerciaux qui voient le temps comme une ressource économique : les embouteillages et le temps de transport représentent un manque à gagner. Mais ce que l’on appelle « politiques temporelles » et « bureaux des temps » aujourd’hui ont des préoccupations plus sociales.
Aujourd’hui, quel est le rôle des bureaux des temps ?
S’ils ne sont pas les seules initiatives, les bureaux des temps visent à structurer les politiques temporelles. Il s’agit d’actions sur les horaires d’ouverture des bibliothèques, des piscines, donner une meilleure accessibilité aux services publics, etc. Mais surtout, ils jouent un rôle de médiateur, poussent les acteurs à se réunir autour de la table et à débattre d’une autre manière. Par exemple, beaucoup de politiques temporelles se sont emparées de la question de la nuit. C’est l’occasion de réunir riverains, patrons de bars et de boîtes de nuits avec les élus locaux pour discuter, ce qui a abouti à de nombreuses chartes nocturnes. Il s’agit surtout de donner une impulsion à de nouvelles politiques : certains bureaux des temps sont dès l’origine amenés à disparaître. De manière générale, ils contribuent à nourrir le débat et à intégrer la question du temps comme partie intégrante des politiques sociales et se confrontent au cloisonnement des différents secteurs des politiques publiques. Je pense d’ailleurs que cela fait son chemin : en 2010, le Conseil de l’Europe a publié un document dans lequel il poussait les membres de l’Union à prendre en compte un « droit au temps ».
Malgré tout, il vous est arrivé de déplorer le manque d’intérêt que ces politiques suscitent. Comment l’expliquez-vous ?
Mon point de vue est celui de l’urbaniste, mais peut-être cela tient-il au sentiment que le temps est quelque chose de neutre, que notre expérience du temps semble nous appartenir. De plus, il n’y a pas de science du temps, comme il y a une science de l’espace avec des disciplines comme l’architecture ou la géographie. L’aménagement de la ville est toujours pensé par le prisme de l’espace. Par exemple, traditionnellement, dans les schémas de cohérence territoriale (Scot), le temps n’apparaît à aucun moment. Il n’y a aucune prise en compte des rythmes urbains : les différences selon les jours de la semaine ou les périodes de l’année, l’alternance entre le jour et la nuit… La ville est un espace sans cesse en recomposition et les relevés ne sont faits qu’au cas par cas, sans prendre en compte l’impact sur le rapport au temps des habitants. Ce sont des choses difficiles à représenter, car non tangibles. D’ailleurs, les politiques temporelles sont par nature discrètes : on agit sur des horaires. On est loin de l’inauguration d’un nouveau quartier, d’un nouveau bâtiment, avec des photos où il est facile d’identifier l’action d’un élu !
Mais si on étend, par exemple, les horaires de la bibliothèque municipale, comment fait-on pour ne pas tomber dans la ville ouverte en continu ?
Il s’agit de l’importance du temps libre. Il ne faut pas rester dans une vision normative. Les loisirs ont été construits pour occuper le temps libre grandissant, le marchandiser. Le dimanche, mais aussi le lundi et les soirs de semaine, presque toutes les bibliothèques en France sont fermées. C’est pourtant le bien culturel le plus répandu en France : une majorité des Français vit à moins de dix minutes d’une bibliothèque. Les grandes bibliothèques sont des espaces de travail, de convivialité, où l’on trouve un accès à l’information, souvent à des expositions, parfois à des spectacles… Dans des villes comme Montpellier, qui ont été amenées à repenser ces temps « morts », on a constaté l’apparition d’un public nouveau dans les bibliothèques municipales, de l’étudiant aux horaires décalés aux familles qui restent sur place pour faire la lecture à leurs enfants. Il s’agit ici d’une question de brassage social, d’espace public. Tout le monde n’a pas le même rapport à la lecture et nous avons tous un rapport différent au temps. Il faut faire des enquêtes à la fois sur la demande locale et les expériences faites ailleurs. C’est ce qu’a fait la ville de Montréal.
Le débat sur le travail le dimanche s’est cantonné au niveau productiviste, du commerce, du shopping. La ville en continu est un processus amorcé, qu’il est difficile d’enrayer. On oublie que l’on touche à des choses interdépendantes : les espaces sur l’ensemble de la ville vont évoluer. Qui va travailler le dimanche ? Ceux qui déjà ne peuvent se permettre de faire autrement, qui vivent souvent en zones excentrées. Or, le dimanche, il y a souvent moins de transports en commun : il faudra certainement penser à élargir les horaires. Cela veut aussi dire qu’il va falloir penser à ouvrir les crèches le dimanche, etc. Cet effet boule de neige se pose aussi au niveau de la concurrence entre les villes. Si à Paris les commerces sont ouverts le dimanche, des villes de banlieue ou même comme Reims ne vont-elles pas se dire qu’il y a un manque à gagner ? Ce sont des choix à faire qui nécessitent une forte volonté politique. C’est aussi une question de rapport de force : la loi Macron autorise la création de zones touristiques internationales sans avoir recours à l’autorité municipale
Pensez vous que nous pourrions voir des revendications politiques de droit au temps, comme ce fut le cas en Italie ?
Il y a déjà certaines revendications qui émanent des citoyens. Par exemple, concernant la nuit, il y a de nombreuses plaintes pour dénoncer les nuisances sonores, les éclairages insuffisants… Un réseau d’associations vient de naître en France – « Vivre la ville » – qui concerne les nuisances sonores et qui revendique un « droit au sommeil ». Ce type de réseau est présent lors de conseils de la nuit, d’états généraux de la nuit, et influence les décisions politiques.
Sandra Mallet en dates
2009 Doctorat à l’Institut d’urbanisme de Paris, université Paris-Est.
Depuis 2010 Maître de conférences en urbanisme et aménagement de l’espace, IATEUR (Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims), laboratoire Habiter EA2076, université de Reims Champagne-Ardenne.
2014 Publie l’article « Les rythmes urbains de la néolibéralisation », Justice Spatiale - Spatial Justice. A lire ici.
2014 Publie l’article « Vie urbaine et temps communs », Esprit, décembre 2014.
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