« Mama Moshi ! Mama Moshi ! » Phyllis Omido ne peut plus poser un pied dans ce quartier sans que les habitants l’interpellent. « Ce surnom signifie ’’ Mère fumée ’’ en swahili, la langue locale. Ils m’appellent comme ça depuis mon combat contre les fumées toxiques », explique-t-elle, tout sourire. Derrière ce mur à l’entrée d’Owino Uhuru, bidonville situé en périphérie de Mombasa, ville côtière du sud du Kenya, une ancienne fonderie borde les habitations de terre et de tôle. Il y a encore un peu plus d’un an, l’usine recyclait d’anciennes batteries de voiture pour en récupérer le plomb. La cheminée noire laissait s’échapper, en continu, de la fumée qui se répandait au-dessus d’Owino Uhuru. « Avant, le ciel était toujours gris à cause des produits chimiques et du plomb émis par l’usine, se souvient Phyllis Omido. Quand je la vois fermée, aujourd’hui, je suis très heureuse car nous nous sommes battus pour cela pendant plus de cinq ans. » L’usine n’aurait jamais dû avoir l’autorisation de s’installer si près des habitants mais au Kenya, la corruption fait souvent loi. Phyllis Omido travaille seulement depuis quelques semaines dans la fonderie, en tant que gestionnaire administrative, lorsque son fils de 3 ans tombe subitement malade. Les tests pour la malaria, la typhoïde et d’autres infections ne sont pas concluants. Jusqu’à ce qu’un médecin découvre dans son sang un taux élevé de plomb. Elle décide alors d’alerter les pouvoirs publics sur ce qui se passe à Owino Uhuru, le « village de la liberté ».
Nous sommes en 2009. Depuis l’ouverture de l’usine, deux ans avant, en 2007, des hommes, des femmes et des enfants tombent malades. Des bébés meurent. Des mères accouchent d’enfants mort-nés. Mais les autorités kényennes ne l’écoutent pas et se moquent bien de cette fille de bidonville, qu’elles tenteront tout de même de faire taire… En vain. Phyllis Omido enchaîne les manifestations et investit les médias. Au fur et à mesure de la traversée du bidonville, les enfants s’agglutinent autour d’elle. La jeune femme, au look sophistiqué et très féminin, les contemple avec tendresse. « Regardez-les, ils marchent tous pieds nus sur un sol qui est encore contaminé. Nous avons refait des tests en juillet, c’est très dangereux pour eux. C’est pour ces enfants que je me bats encore aujourd’hui car la lutte n’est pas terminée. » Les rires et les sourires des habitants n’occultent pas les moments sombres qu’a vécu cette communauté. « Si vous observez bien les enfants, vous verrez qu’il y a un grand écart d’âge entre eux. Un trou de trois ans, situé entre 2007 et 2014, alors que l’usine était en service. 100 bébés sont morts empoisonnés car les produits chimiques et le plomb contaminaient le lait maternel. »
Une eau encore contaminée
Ce sont surtout les femmes qui ont soutenu la militante dans son combat. L’une d’entre elles raconte, son enfant dans les bras : « Elle s’est battue pour que je puisse emmener mon bébé à l’hôpital. Nous avons découvert du plomb dans son sang. Mama Moshi a tout fait pour le sauver et aujourd’hui, il va mieux. Il serait mort si elle n’avait pas été là. C’est notre héroïne. » Phyllis Omido sourit en écoutant cette mère, même si, pour obtenir le soutien des habitants, il lui aura fallu des heures de discussion afin de les sensibiliser et leur faire comprendre pourquoi ils devaient se soulever. « La plupart des habitants ici sont illettrés. Ils se faisaient manipuler par le gouvernement. On leur disait que, si l’usine fermait, ils perdraient leur emploi. J’ai donc d’abord dû les éduquer avant d’affronter les autorités. Ce sont mes études de commerce qui m’ont sauvée. Ma mère s’est battue pour que j’aille à l’université. » Sans le soutien de la communauté, la Kényenne n’aurait pas tenu longtemps face aux intimidations. La police venait régulièrement dans le bidonville saccager les habitations. Elle-même a été victime d’agression avant d’être arrêtée pour incitation à la violence. Elle ne passera que deux jours en prison grâce à l’intervention d’organisations internationales, Human Rights Watch en tête.
Celle que l’on surnomme parfois l’Erin Brockovich d’Afrique de l’Est se dirige vers la rivière, en contrebas du bidonville. « Il fut un temps où même les animaux étaient malades. Ils ne se reproduisaient plus. Les femelles faisaient des fausses couches, exactement comme les femmes d’ici. Tout était mort, raconte-t-elle en traversant une petite plaine dans laquelle poulets et chèvres mangent l’herbe verte. Aujourd’hui, vous voyez des légumes et des plantes repousser. C’est formidable. » Quelques mètres plus loin, des femmes sont réunies autour de la rivière. « Jambo, jambo ! » (« Bonjour, bonjour ! »). Phyllis Omido les salue. C’est là que l’usine déversait ses eaux usées. L’eau est encore contaminée et pourtant ces femmes remplissent leurs bassines. « J’explique aux habitants qu’il ne faut plus utiliser cette eau mais certains le font quand même et la boivent. Cette rivière est vitale pour eux. Les hommes ici ne gagnent pas plus de 150 shillings par jour (1,40 euro). Et avec cela, ils doivent nourrir femme et enfants. Pensez-vous qu’ils vont dépenser 20 shillings (0,20 euro) pour acheter un jerricane d’eau ? Bien sûr que non. Ils n’ont pas le choix. » Du haut de la colline où le bidonville est perché jusqu’à la rivière ici-bas, la fonderie a tout empoisonné. Les murs, les toits, le sol, l’eau, l’air. « La vie quotidienne des habitants est directement liée à la nature. Lorsque vous empoisonnez leur environnement, vous empoisonnez leur vie », lance Phyllis Omido. Il aura fallu cinq ans de campagnes de sensibilisation, de manifestations, de pressions pour que l’usine ferme enfin ses portes en 2014. Un combat mené avec le soutien des médias et des organisations internationales.
17 fonderies fermées dans le pays
Aujourd’hui, à 37 ans, la jeune femme a quitté le bidonville. Elle a fondé le Centre de la justice, de la gouvernance et de l’action environnementale pour aider les populations à protéger leur environnement. « Un reportage sur notre histoire est passé à la télévision publique. A la suite de l’émission, d’autres communautés au Kenya ont commencé à se soulever. Depuis, 17 fonderies ont été fermées dans le pays. Maintenant, les entreprises font plus attention au respect de la nature car elles savent que nous pouvons gagner contre elles. » En avril 2015, Phyllis Omido a reçu le prix Goldman pour l’environnement. Une belle reconnaissance. « Avant, mon fils se demandait si j’étais une bonne personne car j’avais de gros problèmes avec la justice. Grâce à ce prix, il sait que mon combat était juste et il est fier de moi. Cela dit, ce qu’il a vécu pendant ces dures années est mon plus grand regret. Je me sens encore très coupable. Mais quand je retourne à Owino Uhuru aujourd’hui, je me dis que ça en valait la peine. » Grâce à ce prix, Phyllis Omido a reçu 175 000 dollars (165 000 euros) pour continuer son action. Car elle se bat encore pour que le gouvernement nettoie l’ensemble d’Owino Uhuru et offre enfin les traitements aux malades. « Après avoir nettoyé la zone, l’Etat va devoir rendre des comptes et indemniser les victimes. C’est mon prochain objectif ! » —
1978 Naissance dans le comté de Vihiga, au Kenya
2006 Naissance de son fils
2009 Fonde le Centre de la justice, de la gouvernance et de l’action environnementale
2015 Remporte le prix Goldman pour l’environnement
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