André Cicolella est toxicologue, président du Réseau environnement santé.
Terra eco : Vous connaissez bien les risques pris par les lanceurs d’alerte. Vous en avez vous-même fait l’expérience…
André Cicolella : J’ai été licencié pour faute grave en avril 1994 à quelques jours d’un colloque international que j’avais organisé et qui portait sur les risques associés à une famille de solvants : les éthers de glycol. C’était un colloque qui réunissait 200 participants. Du jour au lendemain, on m’a licencié pour insubordination parce que j’avais refusé de participer à une réunion préalable. Elle visait à m’empêcher de porter à la connaissance du public, via ce colloque, la confirmation des effets génotoxiques sur l’homme de ces substances. En 2000, la Cour de cassation a déclaré que mon licenciement était abusif. J’ai été ainsi à l’origine d’une jurisprudence reconnaissant la nécessité de protéger les lanceurs d’alerte. Cette affaire est assez caractéristique de la situation dans laquelle on peut se trouver lorsqu’on veut alerter le public sur un problème de santé public.
Pensez-vous que la situation a changé depuis ?
Dans l’opinion publique, l’expression « lanceur d’alerte » est maintenant connue. Mais au niveau des responsables politiques, c’est encore très partagé. Le Grenelle avait voté à l’unanimité le principe d’une loi pour protéger ces lanceurs d’alerte. Cette promesse n’a pas été tenue. Je l’ai rappelée lors de la conférence environnementale mais il n’y a pas eu de reprise. Une proposition de loi des sénateurs verts reprend l’idée que je défends : celle de la création d’une Haute autorité (de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement, ndlr). Si j’avais eu ce lieu de recours quand j’ai été licencié, peut-être que les choses ne se seraient pas passées comme ça.Comment fonctionnerait cette autorité ?
L’idée centrale, c’est que pour protéger les principes, il faut protéger les processus et donc les dispositifs d’expertise. Le code de déontologie doit être fixé par un organisme extérieur. On me dit que les agences sont exemplaires parce qu’elles ont un code de déontologie. Mais de multiples exemples montrent que ce n’est pas le cas. Il faut qu’une haute autorité définisse le code de déontologie, en dehors des crises. Personne n’a intérêt à jouer les martyrs.
Si cette haute autorité faisait bien son travail et rendait les agences étatiques irréprochables, les lanceurs d’alerte pourraient être amenés à disparaître ?
Aucun système n’est parfait. Mais potentiellement oui. En tout cas, la société doit avoir une politique de santé publique qui fonctionne et non des organismes qui font semblant. L’exemple du bisphénol A est parlant. Les députés et les sénateurs doivent voter pour qu’on l’interdise dans les contenants alimentaires ou qu’on bannisse la présence de phtalates dans les dispositifs médicaux. La population la plus exposée à ces phtalates, ce sont les prématurés qui reçoivent 1 000 fois les doses autorisées pour les adultes.
C’est quand même anormal que l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé n’ait pas pris de position sur ces dispositifs médicaux. Ce n’est pas faute de ne pas avoir alerté l’opinion. Nous avons fait une conférence de presse au mois d’avril sur cette question. Quand après ça, on dit que les agences fonctionnent et qu’elles sont parfaitement vertueuses… Je peux vous donner un deuxième exemple. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a fait un rapport sur les effets à faible dose du bisphénol A. Un an après, on attend toujours les conséquences de ce rapport sur la DJA (la dose journalière admissible soit la quantité de substance qu’un individu moyen peut théoriquement ingérer quotidiennement sans mettre sa santé en danger, ndlr).
Pourquoi ces agences ne font-elles pas bien leur travail, selon vous ? Est-ce une question de moyens ?
Non. Ce n’est pas très compliqué de calculer une DJA. On prend l’effet à la concentration la plus basse et on divise par mille. Si l’Anses ne le fait pas, elle est en faute.
Mais justement pourquoi ne le fait-elle pas à votre avis ?
Sur des cas précis, il y a une difficulté au sein de ces agences à se détacher de l’argumentaire défendu par l’industrie chimique. Mais une agence n’a pas à se substituer à l’industrie qui peut bien se défendre toute seule. Elle doit avoir une position de protection de la santé publique. Comme elle ne le fait pas, ce sont les députés et les sénateurs qui s’y collent mais ce n’est pas normal. On ne va pas faire 870 lois (1), une loi par perturbateurs endocriniens présumés !La création d’une haute autorité de l’expertise scientifique pourrait changer ça ?
Oui. Sur ce problème de DJA, en tant que président du Réseau environnement santé je pourrais saisir cette haute autorité qui rendrait alors un avis. Elle aurait un rôle un peu similaire à celui de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité ou de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Son objectif ne serait pas de faire une expertise mais elle constituerait un lieu de recours. Quand on reproche à Gilles-Eric Séralini d’avoir utilisé des souches de rats plus susceptibles de développer des cancers alors qu’elles sont les plus utilisées en cancérologie et que Monsanto les utilise, c’est une accusation grossière, qui pourrait être examinée par la haute autorité.L’étude de Gilles Eric Séralini aurait donc dû, selon vous, être menée au sein d’un organisme étatique ?
Ou au moins recevoir un financement public. On lui reproche d’avoir utilisé de petits groupes d’animaux mais s’il avait eu plus d’argent, il aurait fait ces expériences sur 50 animaux ! Il faut aussi se souvenir que les lanceurs d’alerte ne sont pas que des chercheurs. Dans une acception plus large, ça peut être tout citoyen qui observe une situation environnementale ou de santé anormale. Les salariés de PIP qui changeaient de gel quand les inspecteurs arrivaient (l’entreprise utilisait un gel non homologué mais moins cher et mentait à l’organisme certificateur, ndlr) ont expliqué qu’ils faisaient ce que leur patron disait et que s’ils ne le faisaient pas, ils risquaient d’être mis à la porte. Mais si la loi les avait obligés à lancer l’alerte, ils auraient pu saisir la haute autorité pour dysfonctionnement. Dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, c’est une vaste blague.(1) Dernière estimation faite en 2011 par la spécialiste Theo Colborn. Liste à télécharger ici (en anglais).
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