La crise économique se propage. Faut-il relancer la machine par la consommation ? Est-ce compatible avec une démarche de développement durable ?
Nicolas Hulot : Il faut investir pour que l’économie tourne. Mais nous devons désormais le faire sur la base de critères drastiques, en privilégiant l’économie immatérielle. Il va falloir réguler, voire tarir, certaines consommations, comme celle du poisson ou celle des automobiles polluantes. On y parviendra en interdisant par exemple les voitures dont les émissions de CO2 dépassent 50 ou 80 grammes par kilomètre (1). Parallèlement, certaines consommations élémentaires doivent être encouragées. C’est le cas de l’alimentation biologique, qui doit atteindre un seuil critique. Pour réguler certaines consommations et tarir les autres, il va falloir de nouvelles normes et de la fiscalité.
Pourtant le débat sur la taxe écologique – qui privilégierait les produits verts et pénaliserait les autres – n’avance pas.
N.H. : Au contraire. Il y a quelque temps, cette solution était inenvisageable. A l’heure où nous parlons, des décideurs réfléchissent à basculer notre fiscalité, en taxant davantage les consommations impactant les ressources énergétiques ou naturelles et moins le travail. L’idée de cette taxe n’est pas encore admise, c’est vrai. Mais elle n’est plus écartée. En fait, la crise économique a pris tout le monde de court et c’est finalement sa seule vertu : elle nous fait douter de tout. Du coup, en France comme ailleurs, les esprits s’ouvrent à des idées nouvelles. Sur le sujet de la taxe écologique, je peux vous dire que nous avons des réunions au sommet de l’Etat.Comme chaque année, avril est marqué par la semaine du développement durable. Qu’en pensez-vous ?
N.H. : Tout cela est sympathique et nécessaire, mais insuffisant. Des responsables politiques ne pourraient pas dire cela. Mais c’est le rôle d’une ONG comme la nôtre. Par exemple, je déplore l’abus que l’on fait du terme « développement durable ». J’ai parfois l’impression qu’il ne s’agit plus que d’une camomille mielleuse destinée à nous faire ingérer nos excès. Quand j’entends qu’on veut installer un circuit de Formule 1 « durable » à proximité de Paris, j’ai un peu la nausée.Comment conserver notre niveau de confort tout en réduisant nos consommations de matière et d’énergie ?
N.H. : Le bien-être n’est pas proportionnel à notre consommation matérielle. Il faut redéfinir ce que nous appelons le confort. La débauche de choix dans les supermarchés est-elle le signe de notre liberté ou le témoin de notre accoutumance ? Je rappelle que si nous continuons au rythme de consommation actuel, l’humanité n’aura plus à sa disposition à la fin du siècle que deux métaux, dont l’aluminium. L’inconfort, ce serait de ne rien faire. Le bien-être consiste à trier dans les possibles et à se priver de certains choix. Et derrière cela, il doit y avoir des décisions politiques.Nous sommes passés en quelques mois d’une crise écologique à une crise économique et sociale. Comme si ces deux extrêmes étaient nos seules alternatives…
N.H. : Nos actions dépassent nos intentions. Notre système nous met dans l’obligation d’une croissance économique, financière et matérielle qui n’est pas tenable dans un monde physiquement clos et limité. On ne peut pas passer son temps à s’endetter pour rembourser la dette, au détriment des enjeux écologiques et sociaux. Il faut revoir le fonctionnement du système financier.C’est-à-dire ?
N.H. : Le crédit doit devenir une forme de service public. Je ne suis pas contre le crédit mais je suis contre le fait que le dépôt d’argent profite toujours aux mêmes et jamais au plus grand nombre. Nous sommes ici dans une crise de la démocratie : le pouvoir est entre les mains d’intérêts financiers privés. Il ne s’agit pas de faire le procès du passé mais de changer les choses. Le crédit pourrait tout à fait relever des Etats et non plus d’entreprises privées. Bien sûr, la société a son temps d’évolution. Et aucun homme politique ne dirait qu’il faut remettre en cause le système monétaire international – c’est de cela dont il s’agit – car il serait moqué. Mais nous les ONG, qui avons notre liberté de parole, avons le devoir de brûler les étapes.« Brûler les étapes » : est-ce le but de votre long-métrage Le Syndrome du Titanic ?
N.H. : Ce film sans concession est ma façon de franchir un cap. Le temps des écogestes est révolu. Il faut fermer le ban et précipiter l’étape suivante. Le film part de ma conviction que les crises écologique, alimentaire, énergétique et financière, qui se combinent pour former une crise systémique, ont une seule et même origine : une profonde crise culturelle. Le plus petit dénominateur commun de ces crises est notre incapacité chronique à nous fixer des limites, c’est-à-dire notre goût absolu pour la démesure. Il n’y a pas besoin d’être prix Nobel d’économie pour le comprendre. Par ailleurs, les changements que nous faisons dans nos modes de vie relèvent de l’épaisseur du trait. Ils ne sont pas à l’échelle des enjeux. Ce qui est en cause, c’est bel et bien notre système économique. Les recettes du passé ne fonctionnent plus. Pire, elles sont les poisons d’aujourd’hui.Le propos de votre film semble donc bien davantage économique et sociétal qu’écologique…
N.H. : La crise écologique est là. On ne peut plus le nier et ceux qui ne veulent pas recevoir cet argument-là aujourd’hui ne le recevront pas plus demain. Partant de là, mon propos n’est pas de faire le énième film environnemental. Ce qui m’intéresse c’est la suite : ce qui est en cause, de façon positive et négative, ce sont nos modes de production et de consommation individuels. Nous assistons à une forme de déni, car l’évidence nous gêne : soit on subit les changements, parce que la nature ne nous demandera pas notre avis et parce qu’elle a déjà entamé une forme de « régulation » ; soit on décide de prendre la main et on anticipe les problèmes. Mais alors, nous devons changer radicalement. Cela ne compromettra ni le fonctionnement de notre monde ni notre bien-être. Mais nous devons agir dans un délai très court. Il faut faire sauter les verrous culturels du nationalisme, du positivisme et de la confiance absolue dans la science et les technologies.Pensez-vous que nous soyons prêts à entendre un tel discours ?
N.H. : Je cite souvent cette pensée d’Einstein : « Notre époque se caractérise par la profusion des moyens et la confusion des intentions. » Nous ne manquons pas de moyens mais il nous faut préciser nos intentions, exercer notre choix. Or, choisir c’est renoncer : nous ne pourrons pas être sur tous les fronts. Pouvons-nous, par exemple, continuer de mettre chaque année dans les budgets militaires des sommes 30 fois supérieures à ce qui permettrait de sortir l’humanité de la misère ?Ces propos ont déjà été entendus maintes fois depuis les années 1970.
N.H. : Oui. Mais s’ils avaient été écoutés, nous n’en serions pas là. Même les esprits chagrins reconnaissent que notre système économique et social s’effondre. Dès les années 1970, des penseurs du Club de Rome soulignaient qu’il n’était pas tenable à long terme. Si on les avait écoutés, la résolution de nos problèmes serait moins compliquée.Qui sont les hommes et les femmes capables d’inventer la nouvelle civilisation que vous appelez de vos vœux ?
N.H. : Les solutions ne sortiront pas des moules habituels. Elles ne viendront pas de ceux qui sont obsédés par une croissance économique qui ne vaut que pour elle-même. Il faut chercher ailleurs. C’est cette curiosité qui doit animer nos décideurs. Les personnes qui réfléchissent et qui vont loin ne manquent pas. Tenez, je vois sur mon bureau quelques auteurs qui m’ont inspiré récemment : Richard Heinberg, Thomas d’Ansembourg, François Flahaut, Patrick Viveret, Bernard Lietaer, Hervé Kempf…Quel regard portez-vous sur le Grenelle de l’environnement ?
N.H. : Je suis heureux de voir ce qui se passe dans notre pays. Mais il va falloir brûler les étapes suivantes car si nous n’avons pas de réponse à la hauteur de l’emballement, je crains que cela ne suffise pas. L’élection de Barack Obama me donne un grand espoir. Mais notre rôle, en tant qu’ONG, à quelques mois de la conférence sur le climat de Copenhague, ne se limitera certainement pas à faire des propositions gentillettes.N’est-il pas contradictoire de prôner d’une part un changement de modèle, comme vous le faites, et d’autre part de travailler pour une chaîne de télévision pas uniquement réputée pour ses programmes éducatifs ?
N.H. : Est-ce que le fait de produire les émissions Ushaïa pour TF1 contraint ma parole ? Non. Dans ce film, auquel TF1 participe, je n’ai pas changé un mot, pas une image. J’essaie d’appliquer la théorie du cheval de Troie. On doit combattre le système de l’intérieur, comme de l’éxtérieur. Quand une entreprise comme TF1 donne des millions d’euros d’espaces publicitaires à une fondation comme la mienne, je suis ravi. Je pense que vous pouvez nous être gré d’avoir, avec la Fondation, fait bouger les lignes. Si le fait de travailler pour TF1 m’empêchait de m’exprimer, je reverrais ma position. Ma liberté de parole n’est pas inféodée. Dans mon long-métrage, je remets en cause une certaine forme de télévision. J’essaie d’utiliser ce qui peut apparaître comme une forme de handicap. A TF1 il y a la logique d’un système dont je ne suis pas ignorant, mais il y a aussi des hommes et des femmes sur lesquels on peut compter. C’est ma stratégie. Elle a ses limites. Mais je n’ai qu’une règle : jamais ma liberté de parole ne peut être limitée. J’ai cete chance – et je n’en tire d’ailleurs aucun orgueil – de ne pas avoir besoin de TF1 ni pour vivre, ni pour exister.
Regrettez-vous de ne pas avoir franchi le Rubicon et de ne pas vous être présenté à l’élection présidentielle 2007 ?
N.H. : Pas une seule seconde. Les gens voient la partie visible de l’iceberg. Mais ma décision m’a permis de faire un travail de fond avec bien des personnes capables de porter des solutions. Et ma position me permet aujourd’hui de parler à tous sans être soupçonné de quelque intention politicienne que ce soit. Si je peux discuter aussi bien avec Joseph Stiglitz que Bernard Thibault, José Manuel Barroso que Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy que Jean-Michel Lemétayer de la FNSEA, c’est grâce à cela. Certes, ce rôle a ses limites. Mais c’est dans celui-ci que je me sens le plus utile aujourd’hui.(1) 149 g/km en moyenne, en France.
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