« Il me faudrait un F, un grand F ! », lance Carolina Espinoza Cartes. Ce matin, cartons, pots de peinture, chutes de magazines et rubans récupérés dans la rue ont envahi le salon de l’appartement de cette Chilienne. Objectif : préparer les collages de vingt couvertures du dernier arrivé au catalogue, El Castillo de Floripitín (Le Château de Floripitín). Ecrits par Pedro Pablo Sacristán, ces huit contes pour enfants seront présentés le samedi suivant à la librairie « Libros para un mundo mejor » (Des livres pour un monde meilleur), au cœur du quartier madrilène de Malasaña. Un destin éditorial qui a commencé avec un simple morceau de carton 100 % recyclable. « Il faut qu’il ne soit pas trop dur, pas trop souple non plus », explique Silvia Ramírez Monroy, règle dans une main et cutter dans l’autre. A 34 ans, elle est l’une des six « meninas cartoneras », les six « filles cartonnières ». Entre Madrid et l’Amérique latine, Silvia, Beatriz, Alfonsina, Kika et les deux Carolina sont à la tête, depuis 2009, d’une des premières maisons d’édition d’Espagne spécialisées dans l’encartonnage. « Notre nom ? On le doit à notre amie brésilienne (et première auteure éditée, ndlr), Rita Siriaka, raconte Carolina. C’est simplement la traduction en portugais de “ filles ” et aussi un joli clin d’œil aux Ménines, ces demoiselles peintes par Vélasquez. »
Comme un jeu de scrabble
Le concept vient de Buenos Aires, en Argentine. Dans le quartier populaire de La Boca, au début des années 2000, les cartoneros se multiplient avec la crise économique. L’écrivain Washington Cucurto et le plasticien Javier Barilaro ont alors l’idée de racheter à ces pauvres éboueurs-recycleurs leurs meilleurs cartons pour en faire des livres bon marché. Et rendre la culture accessible au plus grand nombre. Ainsi naît la coopérative Eloísa Cartonera. Depuis, ce modèle artisanal s’est très bien exporté : on compte plus de 60 « maisons d’édition cartonnières » dans le monde, dont cinq en France. Au sol sèchent les couvertures découpées en forme de tours crénelées. Sur la table, c’est une sorte de jeu de scrabble, avec des lettres qui se mettent en rang pour construire des titres.
« Nous préférons le collage à la peinture, indique Silvia. C’est long, mais le résultat est plus propre et plus travaillé. Chaque œuvre se pense dans un format bien particulier et nous essayons d’extraire les éléments de contenu significatifs pour qu’il y ait une certaine unification, une cohérence éditoriale. » Cette fois, ce seront les dragons, princesses et chevaux dessinés par les jumelles de Carolina. Le texte, lui, viendra plus tard, photocopié sur des feuilles en papier recyclé. « Nous sommes limitées à une trentaine de pages par livre », précise Carolina. Patience et créativité sont donc de rigueur pour les « meninas » qui mettent parfois plusieurs mois à fabriquer quelques centaines d’exemplaires, tous uniques. Au total, la maison a édité 18 ouvrages à ce jour.
Pression sur les Paulo Coelho
A l’heure des liseuses numériques, ces ouvrages faits main, quasi-œuvres d’art, séduisent. « C’est simple, les lecteurs adorent ! L’œil est attiré par ces très belles couvertures. Le côté original et écologique du produit fait le reste », s’enthousiasme Fernando, le patron de « Libros para un mundo mejor ». Dans le quartier de Lavapiés, ses collègues libraires Chus et Alfredo aiment, eux, « faire découvrir de nouveaux auteurs à un prix abordable, de 8 à 12 euros le livre ».
Côté écrivains, même réaction : « L’illustration est ici une autre manière de raconter l’histoire », analyse María Paz Ruiz. Cette Colombienne a déjà signé deux titres aux accents érotiques avec les « meninas » : Micronopia et Los amantes de la vagina magistral (Les Amants du vagin magistral). « J’aime cette façon peu habituelle de publier, cette sorte de défi éditorial, la recherche de matériaux, et aussi l’équipe humaine qui est derrière tout ça », confesse-t-elle. Un défi possible parce que les auteurs renoncent à être rétribués. Leur seule récompense est la satisfaction d’être publié d’une manière originale, en dehors des circuits économiques traditionnels. « Contrairement à ce qui se passe dans l’industrie littéraire, avec les pressions exercées sur les Paulo Coelho qui doivent produire tant de livres par an, chez nous, la qualité des écrits est fondamentale, insiste Carolina. Nous recevons beaucoup de manuscrits d’Amérique latine, écrits par des gens connus ou pas. » Ecolo, social et culturel, le projet fait aussi dans la pédagogie : depuis 2010, l’équipe des « meninas » propose des ateliers pour enseigner l’encartonnage. —
Impact du projet
Plus de 60 « éditeurs cartonniers » sont nés dans le monde
Utilisation de papiers recyclés
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