Et moi qui croyais vivre sainement ! Qui ne fume pas, mange bio, bois avec modération. Qui ne m’expose pas au soleil entre midi et deux, tente de contrôler ma dépendance aux bonbecs et vais au boulot à vélo. Je viens de me rendre compte que, tout ça, en fait, c’est pour du beurre. Et pourquoi ? Parce que je passe ma vie sur une chaise. De 9 heures à 19 heures pour le travail. Puis de 20 heures à 23 heures pour le repas du soir et un brin de télé, un jeu de société ou la lecture d’un bouquin. Et le lendemain, rebelote. Je ne marche plus.
C’est un podomètre qui m’a mis le nez sur cette évidence. Il y a dix jours, j’ai téléchargé sur mon portable deux applications gratuites (1) pour calculer, quotidiennement, mon nombre de pas. Certes, ni l’une ni l’autre ne se sont révélées fiables – quand je comptais 100 pas, elles en indiquaient 117 ou 265 ! Mais impossible de nier l’évidence : même selon l’appli au comptage le plus généreux, je n’ai jamais fait plus de 4 000 pas en une journée. 4 000 pas, cela représente grosso modo trois kilomètres. Trois misérables kilomètres, quand nos grands-parents en faisaient trois fois plus, et que notre corps est bâti pour en avaler 16 à 18 par jour. Je passe en revue ces dernières années : en fait, depuis que j’ai commencé à travailler, il y a une dizaine d’années, je traîne ma carcasse d’une chaise à un siège et d’un siège à un canapé.
Objectif : 10 000 pas quotidiens
Je suis loin d’être la seule dans ce cas. Plus d’un Français sur deux, selon une étude (2) de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) de 2008 – et jusqu’à 85 % de la population mondiale, d’après l’OMS (Organisation mondiale de la santé) –, est considéré comme sédentaire. Cela signifie qu’il n’atteint pas les 10 000 pas quotidiens ou les trente minutes de marche par jour recommandés pour éviter que notre corps ne se déglingue anormalement tôt. La conséquence : rien de moins que l’un des plus importants problèmes de santé publique de l’histoire contemporaine. « Rester assis tue plus que le tabac », confirme François Carré, cardiologue du sport au CHU de Rennes et cofondateur de l’Observatoire de la sédentarité. Pourquoi ? Parce qu’en restant assis, tout notre organisme ralentit, s’empâte, s’encrasse. Le cœur travaille moins, le sang circule moins vite… Même le cerveau tourne a minima. Petit passage en revue des conséquences : la sédentarité double le risque de problèmes de cœur, de diabète, d’obésité et de cancer du colon ; augmente de 30 % les risques de cancer du sein ; favorise l’hypertension, la dégénérescence des muscles, l’ostéoporose, la dépression, l’arthrose, les douleurs lombaires, les problèmes de circulation sanguine… Vous en voulez encore ? Cela booste le cholestérol, l’asthme, la constipation et, chez les seniors, la maladie d’Alzheimer. « Plus le temps passé assis par jour est élevé, plus l’espérance de vie est courte », conclut François Carré, de manière lapidaire. Selon les cas et les estimations, on mourrait jusqu’à dix années plus tôt parce qu’on n’a pas assez marché dans sa vie. L’OMS compte plus de deux millions de décès par an liés à la sédentarité et la considère comme la première cause de mortalité non transmissible dans le monde.Pourtant, inutile d’appeler de suite le chœur des pleureuses ! Car la solution est gratuite, accessible à – presque – tous et très facile à mettre en œuvre : il suffit de marcher. D’aller acheter sa baguette à pied, de monter les escaliers ou de… lire Terra eco en marchant. « Marcher à une vitesse modérée trente minutes par jour diminue la mortalité de 30 % », rappelle Jehan Lecocq, spécialiste de médecine physique et réadaptation au CHU de Strasbourg et président de la Société française de médecine de l’exercice et du sport.
La rando rapporte gros
Nombreux sont les Français qui, contrairement à ma pomme et à mes frères et sœurs de fainéantise, ont entendu le message. Marcher en ville, en plaine ou en montagne est une pratique en hausse depuis quinze ans. Il est prouvé que cela libère la tête, déstresse, rafraîchit les neurones. Selon une enquête du ministère des Sports de 2010 (3), 35 millions de nos compatriotes sortent ainsi leurs baskets pour marcher au moins une fois dans l’année. Plus de sept millions d’entre eux pratiquent la randonnée. Cela en fait le sport le plus apprécié des Français. Reflet de cet engouement : le nombre d’adhérents de la Fédération française de la randonnée pédestre a ainsi pratiquement doublé entre 2001 et 2013, pour atteindre 220 000 adhérents. Pas mal pour une activité qui ne demande pas d’équipement, à part des pieds en état de… marche.Cet appétit n’a pas échappé aux vendeurs d’articles de sport. Le numéro un du secteur dans l’Hexagone, Decathlon, a créé en 2009 la marque Newfeel, proposant des chaussures prétendument « techniques », pour le quotidien. D’autres enseignes, comme Endurance Shop ou Foulées, ouvrent des filiales spécialisées dans la marche sportive. Grandes comme petites entreprises tentent par ailleurs de développer de nouveaux sports, telle la marche nordique, venue de Finlande. Nos jambes rapportent gros : en 2012, les magasins de sport français atteignaient un chiffre d’affaires global de 9,6 milliards d’euros – en hausse de 3 %, en bonne partie grâce aux articles dits de running et de fitness, qui recouvrent les produits de la marche.
Apaiser la cité
Le secteur privé n’est pas le seul à avoir brandi sa calculette en voyant passer les marcheurs : l’Etat a également fait ses comptes, trou de la Sécurité sociale oblige. Résultat ? Selon François Carré, remettre 10 % des Français sur pied(s) permettrait d’économiser 500 millions d’euros par an. C’est l’une des raisons pour lesquelles, depuis dix ans, promouvoir la marche fait partie intégrante des plans nationaux de politique de santé publique. Une autre explication est à chercher dans l’aménagement territorial. Dans le Plan d’action pour les mobilités actives (4), publié le 5 mars dernier, la marche est présentée, avec le vélo, comme une réponse aux problèmes de saturation des communes par les voitures, de pollution de l’atmosphère et aux coûts qu’engendre l’entretien d’un réseau de transports en commun.Mais ne serait-ce pas encenser un peu trop une activité somme toute banale ? Que nenni, rétorquent d’une même voix les experts de la mobilité urbaine. La marche ne fait pas uniquement du bien à nos organismes, elle fait également du bien à la ville, lorsque les municipalités se décident à la prendre au sérieux. Agrandir les trottoirs, installer des bancs, planter des arbres : toutes ces mesures apaisent la cité. Chaque kilomètre parcouru à pied plutôt qu’en voiture permet d’économiser au moins 280 g de CO2, selon l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). Les piétons sont par ailleurs plus engagés dans leur commune et dopent le dynamisme économique. Selon une étude de l’université de Vienne, en Autriche, qui a trituré les statistiques de 16 communes européennes, un piéton dépense ainsi près de sept fois plus qu’un automobiliste en ville ! En Finlande, un autre rapport a montré que les magasins situés dans des zones agréables pour les marcheurs recevaient plus de clients que les échoppes facilement accessibles en voiture. Enfin, une large enquête menée en 2009 aux Etats-Unis a prouvé que les quartiers les plus « marchables » sont ceux où le foncier prend le plus de valeur. Nos deux pieds sont une mine d’or, vous dis-je.
Encore faut-il redonner aux flemmards que nous sommes devenus l’envie de marcher – et ce, non seulement le temps d’une rando à la montagne l’été, mais aussi tous les jours, en ville, là où les effets positifs de la pratique sont démultipliés. « 70 % des déplacements de moins d’un kilomètre se font à pied, mais cela tombe à 20 % pour les trajets de un à deux kilomètres », se désole Anne Estingoy-Bertrand, responsable du service voirie et espaces publics au Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, rattaché au ministère du Développement durable). Beaucoup d’entre nous utilisent les transports en commun pour moins de trois stations, ou leur voiture pour des trajets très courts. « Les usagers surestiment le plus souvent le temps nécessaire pour rejoindre à pied leur destination. Chaque moyen de déplacement doit retrouver son mode de pertinence », plaide l’experte.
Détricoter l’urbanisme antipiéton
Il y a du boulot. Car il s’agit de détricoter cinquante ans d’urbanisme antipiéton et tout-voiture, cinquante ans de périphériques à six voies éventrant les villes, de banlieues dortoirs sans magasins ni chemins piétonniers les reliant aux quartiers voisins. Strasbourg, pionnière en France, s’est lancée dans le défi du plan-piéton en 2010. Samuel Maillot et Eric Chtourbine, du cabinet d’urbanisme Roland Ribi et Associés, se sont heurtés à un paradoxe : « Le piéton est un élément tellement évident de la ville qu’il est le dernier auquel on pense. On planifie d’abord la circulation lourde : les routes, les voies de bus, puis les pistes cyclables et, à la fin, on va faire un trottoir. L’idée d’un plan-piéton est d’inverser le regard, de créer un carrefour qui soit d’abord agréable à traverser pour une personne à pied, avant d’être optimisé pour la voiture. »Les urbanistes ont ainsi aménagé des zones « de circulation apaisée », dessiné des « magistrales piétonnes » pour que les marcheurs puissent se déplacer facilement sur de longues distances, et mis en place la règle du « 1 % piéton », afin qu’une partie du budget prévu pour le tram soit investie dans une meilleure accessibilité à pied de celui-ci. Au total, le plan coûte un million d’euros par an à la ville. « Ce n’est pas un surcoût. On utilise autrement l’argent destiné à la voirie, explique Samuel Maillot. Favoriser la marche est un projet de crise, car faire marcher ses citoyens revient moins cher à une collectivité que d’investir dans les transports en commun ! »
Pour Sonia Lavadinho, chercheuse au Centre de transports de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, il est essentiel que les villes pensent grand lorsqu’elles pensent piéton. Une vraie politique de « marchabilité » doit permettre de se rendre partout en utilisant ses gambettes et les transports en commun. Mais pour que cela fonctionne, les parcours à pied doivent être une « marche plaisir » pour le piéton.
Surprise : cela ne veut pas dire que le trajet est – uniquement – joliment arboré, mais qu’il est conçu sur le respect de certaines règles sociales. « La clé est de donner au piéton des raisons d’être là et de venir à pied. Il lui faut des “ attracteurs ”. Dès qu’il y a des terrasses, par exemple, il y a des marcheurs !, souligne l’universitaire. Ensuite, il faut créer des endroits pour des “ miniséjours ” spontanés : des lieux où on peut se retirer légèrement du flux des marcheurs pour discuter avec quelqu’un, tout en faisant toujours partie du flot. Les élargissements de trottoirs ou les objets totémiques verticaux sur la chaussée ont cette influence. C’est un cercle vertueux, car plus il y a de lieux pour parler, plus il y a de marcheurs. Et plus il y a de marcheurs, plus il y aura d’autres personnes qui vont les imiter. »
Investissez sur nos jambes !
Certes. Mais les élus municipaux, qui sont ceux qui décident de rendre la marche possible sur leur territoire, sont-ils prêts à investir dans nos jambes ? Oui, répond Anne Estingoy-Bertrand, du Cerema, car des plans-piéton émergent, de La Chapelle-Glain (Loire-Atlantique) à Paris, explique-t-elle. « Et puis, il y a des détails qui veulent dire beaucoup : auparavant, on comptait les voitures. Depuis peu, on compte les piétons. Dans quelques années, on va ainsi certainement pouvoir calculer de manière détaillée l’économie de CO2 réalisée par la marche. On a vraiment franchi un cap ! » Et moi aussi ! J’ai acheté un vrai podomètre, je parcours à pied les deux kilomètres qui me séparent de ma rédaction et je monte au moins une fois par jour les douze étages jusqu’à mon bureau. Miracle, hier, j’avais fait 10 114 pas. —
(1) L’application « Pacer » est à télécharger ici ; l’application « Runstatic » ici
(2) A télécharger ici
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(4) A lire ici
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