Mise à jour le 7 mars : L’économiste et spécialiste de la biodiversité, Jacques Weber, vient de décéder. Nous avions eu le privilège de rencontrer ce grand Monsieur à plusieurs reprises. Toujours, il avait témoigné sa confiance dans la sagesse et la raison humaine à mieux considérer les écosystèmes. Retrouvez ci-dessous un entretien qu’il nous avait accordé en 2010 dans le cadre d’une longue série sur l’avenir de la biodiversité. |
Depuis la révolution industrielle, les entreprises puisent sans compter de quoi faire fructifier leurs résultats dans la biodiversité. Et si ce recours à la nature se retrouvait taxé ? L’économiste et anthropologue Jacques Weber détaille cette nouvelle donne qu’il appelle de ses vœux.
Pourquoi les entreprises ont-elles soudain envie de se mêler de biodiversité ?
Je ne suis pas psychanalyste des entreprises, je suis économiste. Il y a cinq ans, quand nous avons débuté nos recherches avec un certain nombre de sociétés et l’association Orée (1), nous cherchions à évaluer le niveau de dépendance des entreprises par rapport à la biodiversité. Cette dépendance se situe entre 30 % et 100 %, selon les branches d’activité, en termes de matières premières. Pour ce qui est des technologies qui reposent ou copient le monde vivant, elle est de l’ordre de 30 %. Dans ces dernières, on trouve aussi bien les fermentations lactiques qui donnent le fromage, le pain, le vin ou la bière, que la ventilation des termitières en architecture ou les combinaisons des nageurs en « peau de requin ».Vous estimez, en fait, que le monde économique n’a pas le choix. Il dépend dans tous les cas de l’environnement.
Mais c’est une évidence ! Il est même ahurissant que l’on ait pu oublier cette dépendance. En fait, ce qui est nouveau, c’est qu’elle est désormais mesurable et que la façon d’appréhender la relation entreprise-biodiversité a changé. Les impacts de l’activité d’une entreprise sur l’environnement ne sont plus externes, ils constituent des coûts internes. Or, le rôle d’un manager consiste à accroître les profits par l’augmentation du chiffre d’affaires et la réduction des coûts. La question de la biodiversité peut donc être formulée dans le langage ordinaire de l’entreprise.C’est une révolution économique ! Vous dites que les entreprises, au moins les plus avant-gardistes, sont en train de mettre en place des outils de pilotage interne tournés vers la biodiversité. Une « comptabilité verte » en somme ?
Je ne sais pas ce que « vert » veut dire, ni « révolution économique ». Quand je lis les documents que nous propose le gouvernement sur ce qu’il appelle la « croissance verte », sincèrement j’ai le sentiment que cette croissance est aussi noire que verte. Laissez donc le vert là où il est. D’ailleurs, l’espèce humaine est une espèce vivante, elle n’est pas verte pour autant. Mais revenons à ces outils. Nous serons dans quelques semaines en mesure de présenter une nouvelle forme de comptabilité, issue des travaux d’Orée auxquels ont participé les experts-comptables. Il va s’agir de disposer d’un outil de comptabilité des flux entrants et sortants des matières vivantes dans le bilan des entreprises et entre les entreprises.Avec en point de mire, comme on l’a déjà fait pour la mesure carbone, un « bilan biodiversité ».
C’est l’idée. Et c’est d’ailleurs le souhait des entreprises. Elles ont compris que le système de régulation actuel était appelé à changer. Les entreprises tentent d’anticiper les changements. La prime sera versée à celles qui sauront s’adapter ou, mieux, à celles qui auront imaginé ce qui vient. Je fais l’analogie avec un parent qui s’interroge sur ce qu’il pourra répondre à l’enfant qui l’interroge sur ce qu’il a fait pour préserver le monde. Il en va de même pour l’entreprise qui se veut responsable.Des entreprises qui ont largement modifié leur vision de la biodiversité en quelques années : c’est une bonne nouvelle !
Le temps où elles pensaient leur contribution à la biodiversité en finançant la préservation de quelques espèces emblématiques est derrière nous.Mais 2010, année de célébration de la biodiversité, est une occasion rêvée pour les entreprises d’user, voire d’abuser, de l’argument écolo pour promouvoir leur marque.
Le pessimiste est celui qui estime que « rien ne saurait aller plus mal ». L’optimiste, celui qui lui répond « Mais si ». Pour résoudre le problème, il faut reformuler les questions. Le prisme sur lequel se cale notre système est en train de changer. Il n’y a guère de suspense, les choses vont se faire. Les entreprises sont nombreuses à comprendre l’intérêt d’intégrer la biodiversité dans leur stratégie. Pour ce qui est du greenwashing, le problème est-il si grave ? Je ne crois pas. Il s’agit d’un épiphénomène, relevant de la politique d’image, qui n’entrave pas la tendance générale.Vous évoquez un monde qui change. La biodiversité – l’interaction du vivant – joue un rôle clé dans ce basculement. Décrivez-nous votre raisonnement.
La crise qui secoue le monde aujourd’hui n’est pas une crise économique ou financière. C’est une crise écologique profonde, durable, dont les symptômes sont économiques et financiers et dont les coûts sont sociaux. Les niveaux atteints par les cours des matières premières à la veille du déclenchement de la crise, en juillet 2008, témoignent de l’importance croissante de leur rareté. Or, pour sortir de cette crise, on a parlé de « green new deal », de croissance verte souvent limitée à une réflexion énergétique. Dans ces grands programmes qui sont supposés remettre nos économies sur les rails de la prospérité, il n’est peu, voire pas, fait mention des écosystèmes et des ressources vivantes. Mon hypothèse de travail est qu’il serait nécessaire que la richesse que créent nos économies puisse reposer sur l’entretien ou l’amélioration des écosystèmes. Et ce, alors que c’est leur dégradation qui crée aujourd’hui la richesse. Une telle hypothèse suppose un basculement des régulations, le remplacement de tout ou partie des taxes et charges pesant sur les salaires et sur l’outil de travail. Il faut une taxation de toutes les consommations de nature : énergie, eau, ressources renouvelables et non renouvelables.Vous proposez en fait de rendre très coûteuse la destruction de la biodiversité et très rentable son entretien ou son accroissement ?
Oui. Pas seulement de la biodiversité, mais aussi des écosystèmes, ainsi que la surconsommation de ressources fossiles. Il faut d’abord apporter une réponse mondiale à la crise. Toute régionalisation ou nationalisation des solutions serait inefficace. La création d’une Organisation mondiale de l’environnement (OME), proposée par Jacques Chirac et reprise par Nicolas Sarkozy et Lula notamment, serait un préalable à une action mondiale. On pourrait, par exemple, mettre en place une taxe sur l’énergie avec redistribution mondiale en raison inverse de la consommation. Ainsi disposerait-on d’une incitation à l’efficacité énergétique et d’un mécanisme transparent de financement en faveur des pays en développement, faiblement énergivores. Plus localement, la taxation des consommations de nature peut, selon les cas – comme pour l’eau – être directe, ou passer par l’instauration de marchés de droits, notamment pour la pêche. Tous les secteurs d’activité (agriculture, forêts, tourisme) seraient concernés, en substitution des charges sur le travail et sur l’outil de travail en forte diminution. Répétons-le, il s’agit de substitution, non d’accroissement. Le coût global de production doit rester inchangé.Donnez-nous un exemple.
Prenez l’eau. Aujourd’hui, on en gaspille 70 % par évaporation lorsque l’on irrigue une terre par aspersion. Pour limiter ce gaspillage et la surcharge en pesticides et en nitrates qui va avec, on peut mettre en place une taxe. Ou imaginer la création de marchés de droits dans lesquels on remettrait aux agriculteurs le droit à un volume initial. Charge à eux de se vendre des droits d’irrigation. Ils seraient aidés à changer de mode d’arrosage et à économiser l’eau. Ce type de marché de droits pourrait être étendu à l’utilisation des engrais et des pesticides. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’alourdir la facture, mais de renchérir tout ce qui va à l’encontre de l’intérêt général et de favoriser ce qui va dans son sens.Cela ne sert guère les pays du Sud.
Comme je le disais, un tel basculement des régulations n’a de sens qu’à l’échelle mondiale. Une organisation internationale – l’OME – dont l’objet est de réguler ces taxes et ces marchés de droit est nécessaire. Il faut bien se souvenir qu’aujourd’hui, 2 conflits sur 3 trouvent leurs racines dans des conflits d’accès ou d’usage de ressources renouvelables.Une ère de chantages écologiques du Sud envers le Nord s’ouvre-t-elle ?
Pas besoin d’aller si loin. Je me souviens d’un congrès de France Nature Environnement, en 2009. Un agriculteur, membre d’une organisation syndicale, disait : « J’ai une zone humide sur mon exploitation que je veux bien ne pas assécher pour faire du maïs, mais il faudra me payer. » Nous sommes entrés dans une possible ère du chantage écologique. Une ère dans laquelle le service écologique trouve sa contrepartie financière – ce qui est très positif –, mais dans laquelle il devient également possible de clamer : « Si vous ne me payez pas, je détruis mes forêts. »Revenons aux entreprises. Sont-elles plus avancées que la sphère administrativo-politique en matière de compréhension de l’urgence ?
Je ne parlerais pas d’urgence – je laisse cela aux ONG –, mais de priorité. A ma grande surprise, les entreprises ont intégré le souci du devenir du monde vivant. Et plus les jours passent plus ce souci devient pour elles un enjeu majeur. Malheureusement, la sphère politique n’en est pas là. J’ai la conviction – pour être entré en contact avec le plus haut niveau de décision politique – que nos dirigeants ont compris les enjeux et les mécanismes. Mais pour différentes raisons, les priorités ont changé. Ce qui a été fait sur la taxe carbone, par exemple, m’a mis dans une colère qui ne faiblit pas. C’est d’un amateurisme sans nom et une erreur colossale. On ne peut décider puis revenir en arrière. Mieux vaut se taire.Vous pensez malgré tout pouvoir convaincre nos dirigeants d’agir dans votre sens ?
Ce n’est pas mon sens. C’est celui de l’histoire. Les entreprises l’ont bien compris. Il faut donc faire du billard à trois bandes : passer par le privé pour toucher le public. Et vous verrez que le mouvement s’enclenchera. —(1) www.oree.org
JACQUES WEBER
Chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), il est aussi membre du comité de veille écologique de la Fondation Nicolas Hulot et vice-président de l’association « Les petits débrouillards ». Présent au comité scientifique de Natures Sciences Sociétés, de l’International Journal of Sustainable Development, du Journal of Sustainable Agriculture et de Population and Environment.
1946 Naissance à Yaoundé (Cameroun)
1971-1978 Recherches en économie rurale au Cameroun
1979 Découvre les ressources naturelles avec la pêche au Sénégal
1984-1991 Crée et dirige le département d’économie de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer)
1993 Crée l’unité « Gestion des ressources renouvelables et environnement » du Cirad
2002 Directeur de l’Institut français de la biodiversité
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