Pour la morue, la route fut longue. Plusieurs milliers de kilomètres à coups de nageoires dans les eaux glacées de la mer de Barents pour parvenir jusqu’à l’archipel norvégien des Lofoten, au nord du cercle polaire. En ce petit matin de mars, Børge Iversen, à bord du bateau de pêche qui porte son nom, n’a plus qu’à se pencher pour les cueillir. Ou presque. Dans les creux d’une mer noire d’encre, l’homme relève ses palangres. Quatre lignes de 750 mètres chacune, posées la veille, plongeant à 60 mètres de profondeur. Un hameçon tous les deux mètres. Et une morue sur chaque hameçon. Ici, au large du petit port de Ballstad, c’est la pêche miraculeuse ! Chaque année, entre janvier et avril, elles arrivent par centaines de milliers. Gadus morhua, notre cabillaud de l’Atlantique, vient frayer dans ce recoin de la mer de Norvège, avant de reprendre, avec ses larves et au gré des courants, sa longue migration vers la mer de Barents, au nord. Ce pèlerinage à écailles nourrit les hommes des Lofoten depuis des centaines d’années. Même les Vikings pratiquaient déjà cette pêche saisonnière et expédiaient leur butin, une fois séché, partout en Europe.
Au loin, les montagnes enneigées de l’archipel tanguent comme à la fête foraine. La barbe rousse et les yeux bleus malins, Børge Iversen, seul maître et pêcheur à bord de sa coque de 14 mètres, a le pied sûr et le geste vif. Quand le grand plateau sur lequel il balance les poissons juste sortis des flots est plein, il empoigne un à un les cabillauds, les saigne d’un coup de couteau effilé et les jette dans un bac d’eau glacée qu’il faut ensuite descendre en cale. C’est le gage de fraîcheur du skrei, comme on l’appelle ici. En quatre heures, le pêcheur a remonté 1,2 tonne de morues. Il lui faudra moins de trois mois pour épuiser son quota de 109 tonnes. « Aujourd’hui, les temps sont fastes, mais les temps durs peuvent revenir », glisse-t-il en se tartinant une tranche de pain de mie d’une pâte sucrée chimique, avant de reprendre son poste de pilotage pour rentrer au port. Prudence de vieux loup de mer plutôt que pessimisme. Car à 57 ans, dont plus de quatre décennies à pêcher, Børge Iversen, comme tous ses voisins des Lofoten, a déjà vu le pire lui frôler la barbe. A la fin des années 1980, les morues ont tout simplement failli disparaître. Le stock « Arctique nord-est », nom de code scientifique de la morue de Barents, aurait pu s’effondrer. Un scénario à la Terre-Neuve se profilait. En 1992, dans ces eaux froides du Canada, l’épuisement total de la population de Gadus morhua sonna le glas d’une pêche vieille de plus de cinq cents ans qui avait fourni, pendant des siècles, la majorité des poissons consommés sur le vieux continent. Dans le royaume scandinave, en revanche, l’alarme a été entendue, moins deux avant l’apocalypse.
« Au bord de la catastrophe »
Ici, tout le monde se souvient du printemps 1989. Le 18 avril, la commission mixte russo-norvégienne, qui gère le stock, a fermé la pêche, craignant que la saison ne finisse de décimer une population de morues à l’agonie. Dans la foulée, un programme inédit de sauvetage du cabillaud et de ses pêcheurs était mis en route. Quotas draconiens, grands plans de sortie de pêche, révision de la taille minimum des prises, interdiction absolue des rejets en mer, contrôles stricts des débarquements, visites inopinées de gardes-côtes au large, système de traçage des tonnages et extrême sévérité envers les contrevenants… « Au départ, nos adhérents y étaient très opposés, explique Tor Bjørklund Larsen, responsable du développement durable à l’Association des pêcheurs norvégiens, le principal syndicat de la profession. Mais il était tellement clair que nous étions au bord de la catastrophe que même les récalcitrants ont dû se résoudre : sans règles drastiques, nous allions tout perdre. » Pour le représentant des pêcheurs, l’arme fatale de l’arrêt de la surpêche fut la campagne de contrôles systématiques déployée pendant les deux décennies qui suivirent. Les autorités norvégiennes estiment que quelque 100 000 tonnes de morues étaient encore pêchées et vendues illégalement au début des années 2000 et pensent aujourd’hui avoir jugulé le phénomène, notamment grâce à près de 1 800 inspections annuelles des gardes-côtes. Lorsqu’on évoque cette période de branle-bas de combat, Børge Iversen, emmitouflé dans sa parka, mégot calé aux commissures des lèvres, se renfrogne. Le marin n’aime visiblement pas évoquer ces années où il n’eut droit de pêcher qu’un quart de ses prises habituelles. « J’avais quatre gars avec moi à cette époque-là, et puis nous n’avons plus été que trois, puis deux et je suis resté seul », lâche-t-il entre deux bouffées. En dix ans, le nombre de bateaux de moins de 15 mètres, comme le sien, a été divisé par deux. Le nombre de pêcheurs aussi, en un peu plus de vingt ans. Mais ils sont aujourd’hui autour de 10 000, en Norvège, à recueillir les fruits des efforts consentis. Car le plan a marché, au-delà même de l’imaginable. « Il a fallu dix ans pour que le stock de morues se reconstitue, puis il a explosé, on n’a jamais vu de poissons aussi nombreux, aussi gros, jubile Tor Bjørklund Larsen. Notre quota national est aujourd’hui cinq fois supérieur au quota fixé dans les années 1990. » Tombé sous le million de tonnes dans les années 1980, le stock de morues qui nagent actuellement en mer de Barents a triplé, atteignant presque ses niveaux d’avant-guerre. La commission russo-norvégienne en accorde 850 000 tonnes aux pêcheurs – dont la moitié pour les Scandinaves – avec la bénédiction du Conseil international pour l’exploration de la mer (Ciem).
Sur le quai de débarquement de Ballstad, pendant qu’une grue se charge de débarquer ses caisses pleines à craquer, Børge Iversen fait ses comptes. A 16 NOK – la couronne norvégienne – le kilo (1,87 euro), la pêche du jour est évaluée à environ 2 200 euros. Le pêcheur jure que, dans huit ans, il est bon pour la quille. Sa fille de 22 ans, en formation pour piloter les navires, prendra peut-être sa suite, qui sait. Car, ici, après le marasme des années 1990, la morue, qui a rapporté aux pêcheurs norvégiens plus de 500 millions d’euros l’an dernier, fait de nouveau des émules et crée des emplois. A 25 kilomètres plus au nord de l’archipel, au bout d’une route qui serpente entre montagnes blanches et criques gelées, la conserverie de Stamsund, de la compagnie Norway Seafoods, tourne à plein régime. « Il y a un quart de siècle, c’était la banqueroute, mais aujourd’hui 95 personnes travaillent ici pour traiter entre 50 et 80 tonnes de poissons chaque jour », se réjouit Paul Hauan, chef des approvisionnements. Il faut vingt minutes avant qu’une morue ayant franchi les portes du grand entrepôt ne ressorte en filets. Une grosse commande vient d’arriver à destination de la France : 22 tonnes du fameux dos de cabillaud frais, un de nos mets favoris. Les habiles mains des ouvrières s’emparent des morues qu’elles découpent en quelques coups de lame précis sur une plaque lumineuse leur permettant de distinguer jusqu’à la plus petite arête.
« Gagner de nouveaux marchés »
Il y a six ans, la conserverie a été la première à recevoir la labélisation Marine Stewardship Council (MSC), l’une des rares certifications de durabilité en matière de gestion des pêches. Toute la pêcherie norvégienne de morues en bénéficie depuis 2010, après plusieurs années d’évaluation et d’ajustements. Parmi les injonctions, multiples, du label : la protection d’un stock de morues distinct du stock venu de Barents, le stock côtier, encore mal en point. Après s’être déjà serré la ceinture pendant des années, les pêcheurs des Lofoten ont accepté, pour obtenir le macaron, une série de restrictions supplémentaires, en particulier sur la taille des captures et sur les zones de pêche. Ainsi certaines zones côtières de reproduction sont-elles totalement fermées pendant une année, parfois deux, selon le verdict des scientifiques. « Les pêcheurs ont encore une fois pris une décision difficile », reconnaît Camiel Derichs, directeur régional Europe du MSC. Un choix d’anticipation, avant tout, pour qu’on ne les y reprenne pas à flirter avec la faillite. C’est qu’un autre genre d’obstacle les attend aujourd’hui : avec l’abondance du poisson, le maintien de prix élevés, donc de leurs revenus, s’avère plus délicat. « Ce qui a décidé les pêcheurs à briguer cette certification, c’est d’abord la perspective de ne pas perdre de marchés et d’en gagner de nouveaux, explique Tor Bjørklund Larsen. Et, nous pensons, sans pouvoir il est vrai le garantir, que les prix seraient plus bas sans ce label. » Même son de cloche à la conserverie. « Certains consommateurs européens y sont très sensibles, comme les Allemands et les Britanniques, qui demandent des gages de protection de l’environnement, analyse Paul Hauan. Le label nous permet de rester compétitifs. Et nous avons de la concurrence ! Une partie du cabillaud est conditionnée en Chine et réexportée surgelée en Europe à des prix bas. »
Pactole vendu à plus de 820 millions d’euros
A la sortie de l’usine de la Norway Seafoods, le kilo de cabillaud vaut 10 euros environ. L’année dernière, 260 000 tonnes de morue, sous toutes ses formes, ont pris le large hors des frontières norvégiennes. Un pactole vendu à plus de 820 millions d’euros. Un peu moins d’un tiers était de la morue séchée à destination des étals de marchands portugais, mais aussi brésiliens et nigérians. Plus de la moitié est partie congelée, en premier lieu vers les fish and chips du Royaume-Uni. Et le reste s’est exporté frais vers les voisins européens. En France, ce sont 73 000 tonnes de cabillaud, sous toutes ses formes, qui ont été importées l’année dernière de la Norvège, mais aussi de ses voisins qui viennent pêcher dans ses eaux à la saison. C’est bel et bien le stock Arctique nord-est qui permet aux Français de manger de la morue. A Stamsund, justement, les dos de cabillaud en partance pour l’Hexagone atterrissent dans des boîtes en polystyrène immaculées. Après un passage par le port marchand de Padborg, au Danemark, celles-ci parviendront bientôt à Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais. Six jours après que Børge ou ses collègues les ont décrochés du hameçon, les poissons atteindront leur point de livraison quelque part sur le comptoir frais d’un supermarché français. Le long périple des morues de Barents s’achèvera alors dans vos assiettes. —
Pour aller
plus loin
Le site du Ciem
Le site de Norway Seafoods
Le site du label MSC
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