L’avenir d’El Hierro s’est joué le 29 décembre 1996. Ce jour-là, plus de la moitié des habitants de cette île volcanique des Canaries ont manifesté contre un projet de construction d’une base de lancement de fusées. Madrid voulait transformer ce petit territoire de 270 km2 en un formidable champ de tir civil et militaire, quitte à évacuer une bonne partie de la population. Douglas Quintero Hernández avait alors 19 ans. Et se demandait s’il pourrait continuer à élever des chèvres. Aujourd’hui, son troupeau paît tranquillement sur les coteaux escarpés d’El Pinar, face à la mer. Les missiles balistiques ne sont plus qu’un mauvais souvenir. Blackboulés par le cabildo, le gouvernement local, avec l’appui du Parlement de l’archipel. A la place des engins volants, la communauté insulaire s’est dotée, dès 1997, d’un « plan de développement durable » à plusieurs « boosters » : agriculture bio, écoconstruction et autosuffisance énergétique avec 100 % d’énergies renouvelables.
Le jeune éleveur vend désormais son lait bio à très bon prix à une nouvelle fromagerie, construite sur le modèle de la « blue economy », concept cher à l’entrepreneur Gunter Pauli (Lire l’interview au bas de cet article). L’eau pour la fabrication du fromage proviendra bientôt d’une centrale électrique révolutionnaire, en phase finale de construction. Une unité combinant hydroélectricité et énergie éolienne. « Cette centrale va nous donner l’autonomie énergétique et favoriser une économie ancrée sur son environnement. Elle va nous apporter une avance considérable dans les énergies renouvelables », se réjouit Douglas.
Tuyau et turbines
Elle va aussi permettre aux 11 000 habitants de « l’île aux mille volcans » d’économiser annuellement la bagatelle de 40 000 barils de pétrole, engloutis par la centrale électrique au diesel et l’usine de dessalement d’eau de mer. Les économies se chiffrent à 2 millions d’euros par an et 22 000 tonnes de CO2 en moins dans l’atmosphère. El Hierro, trop éloignée des côtes africaines pour être reliée à un réseau électrique, sera alors la seule île au monde à produire l’essentiel de sa consommation électrique. Le principe ? Cinq éoliennes d’une capacité totale de 11,5 mégawatts (MW) produisent l’électricité indispensable à l’économie insulaire. Le surplus (19 %) sert au au pompage de l’eau nécessaire au turbinage d’une unité hydroélectrique de 11,3 MW, construite près du port principal, à flanc de montagne. Lorsque le vent mollit, c’est elle qui prend le relais : une partie de l’eau stockée dans un cratère à 710 mètres d’altitude est relâchée. Elle dévale la pente dans un énorme tuyau jusqu’à quatre turbines Pelton, avant de terminer sa course dans un bassin au niveau de la mer.
L’eau stockée en altitude offre une énergie disponible de 217 MWh, sans apport de l’éolien, soit deux jours d’autonomie complète pour l’île. Celle-ci sera ensuite portée à huit jours, grâce à l’augmentation de la taille du bassin supérieur. Ce système de « pile à eau » pourrait concerner une large population à travers le monde, où 700 millions de personnes habitent une île. En France, où fut créée en 1928 la première station de transfert d’énergie par pompage-turbinage (Step) au lac Noir, dans les Vosges, on suit avec attention l’exemple espagnol. La Réunion ou la Corse pourraient bien s’en inspirer. A Okinawa, au Japon, une Step à eau de mer est expérimentée depuis 1999. El Hierro a choisi l’eau douce. « Nous utiliserons de l’eau préalablement dessalée, pour éviter la corrosion des canalisations. L’excédent servira pour l’irrigation et l’approvisionnement du réseau d’eau potable », explique Juan Manuel Quintero.
Le directeur délégué de Gorona del Viento, l’entreprise qui pilote le projet, relativise cependant le rôle de la centrale pour répondre au défi hydrique : l’essentiel de l’activité agricole se situe à l’opposé de la centrale, de l’autre côté des montagnes. Seul un tunnel comme celui du « basculement des eaux » de la Réunion pourrait permettre de transporter l’eau jusqu’aux bananeraies de La Frontera, dans le nord de l’île. « Nous prévoyons en revanche de créer un réseau d’irrigation dans le sud pour favoriser la création de potagers écologiques par les habitants de Valverde, principale commune de l’île, précise-t-il. Les bénéfices liés à cette activité seront réinvestis dans l’agriculture ou le réseau d’eau potable, selon les arbitrages du cabildo. » Car ce dernier détient 60 % de Gorona del Viento, société d’économie mixte constituée avec le fournisseur national d’électricité électrique Endesa (30 %) et l’Institut technologique des Canaries (10 %).
Oignons sur la « plancha »
Les trois partenaires financent 62 % du budget de 64 millions d’euros. Le reste provient du ministère de l’Industrie. Le premier coup de pouce, le vote d’une enveloppe de 35 millions d’euros par les députés, a eu lieu à la suite de la visite sur l’île de l’ancien président du gouvernement, José Luis Zapatero, en 2005. L’Union européenne a aussi discrètement versé son obole à Madrid. Sans publier de chiffres. Mais produire une électricité décarbonée ne suffit pas pour vaincre son addiction à l’or noir : il faut aussi rouler propre. El Hierro s’est donc fixé comme objectif de remplacer les quelque 6 400 automobiles par des véhicules électriques d’ici à 2020. Endesa et le groupe Renault-Nissan ont signé un protocole d’accord avec le gouvernement local. La première « étudiera le développement et la maintenance du réseau de recharge ». Le second s’est engagé à « partager son expérience pour développer un système de recharge compatible avec ses modèles électriques ». Bientôt, des panneaux photovoltaïques fleuriront un peu partout, pour contribuer au rechargement des batteries. Qu’en disent les locaux ? Le soir, au kiosque du jeu de boules canariennes de La Frontera, on compte les points des parties en cours. On parle famille, amis, boulot, mais surtout du chômage, qui atteint 40 % aux Canaries. Le chantier a procuré du travail à une centaine de personnes et, une fois en service, la centrale emploiera encore des dizaines d’habitants. Les projets d’autosuffisance énergétique de l’île et le chantier décrispent un peu les mâchoires. Comme celles de Carlos Díaz, 38 ans : « Je suis venu de Tenerife pour bosser comme ouvrier sur le chantier de la centrale. Chez moi, on ne trouve plus rien et tous mes amis sont au chômage. » Derrière son bar, Vidalina Armas Padrón, 49 ans, regarde d’un bon œil les travaux en cours. « Le développement des énergies renouvelables me semble une bonne chose. Il donne du travail, et fait venir des entreprises et des travailleurs de tout l’archipel », dit-elle, avant de retourner son émincé de porc, patates, poivrons et oignons qui rissole sur la plancha. A ses côtés, son fils de 28 ans, Diego Agosta Armas, approuve : « C’est un très grand projet qui suscite énormément d’espoir, dit-il, en se servant un verre de bière. Les réserves énergétiques actuelles sont finies. Utiliser des ressources alternatives va dans le bon sens. »
Imagination au pouvoir
« Il y a un consensus politique aussi bien local que national autour de ce projet unique, qui place El Hierro à la pointe des territoires insulaires appuyant leur développement sur les énergies renouvelables, assure Alpidio Armas González, président du cabildo. Les administrés s’intéressent moins au projet parce qu’il se situe à moyen terme et qu’eux ont besoin de trouver du travail immédiatement. Mais lorsqu’ils vont se rendre compte que cette initiative génère de l’emploi et fait baisser la facture d’eau et d’électricité, ils seront plus nombreux à s’y intéresser. » Pour l’instant, le plan de développement durable suscite beaucoup d’intérêt à l’étranger. L’Agence internationale des énergies renouvelables (Irena) a invité, les 6 et 7 septembre, les responsables de Gorona del Viento à venir présenter leur stratégie au sommet de Malte sur les îles et les énergies renouvelables. Rebelote quelques jours plus tard, au Congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature, en Corée du Sud.
« El Hierro est depuis 2000 une réserve de biosphère de l’Unesco, très intéressante et très active. Je pense qu’elle peut remporter son défi d’autonomie énergétique, et l’organisation appuie ce processus », souligne Miguel Clüsener-Godt, responsable du réseau mondial de réserves de biosphère insulaires et côtières de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. De l’imagination au pouvoir, une population chaleureuse, une biodiversité exceptionnelle, des paysages à couper le souffle, y a-t-il quelque chose de pourri au royaume d’El Hierro ? « On a un problème de logistique, reconnaît Juan Manuel Quintero. La plupart des entreprises extérieures impliquées dans le chantier ont du mal à comprendre que nous ne sommes pas sur le continent. Faire venir des ingénieurs, des machines, tout est plus compliqué. Ici, il n’y a pas de grues, il faut les faire venir ! Cela prend plus de temps et coûte 30 % à 40 % plus cher. »
L’arbre capteur de brumes
Résultat : les retards s’accumulent et la mise en service de la centrale, initialement prévue en 2012, aura lieu au début de l’année 2013… si tout va bien. Entrer dans une économie décarbonée devrait bouleverser les rythmes de travail et de vie. « L’ensemble de l’économie insulaire s’articulera en fonction de la force du vent, anticipe Juan Manuel Quintero. La journée de travail sera organisée selon les prévisions météo. On remplira les réservoirs agricoles lorsque les éoliennes tourneront, et l’on procèdera à l’irrigation lorsque le vent faiblira. A la maison, on allumera le four de la cuisine lorsque la brise soufflera. » Avant sa colonisation par les Espagnols, les Bimbaches, aborigènes d’El Hierro, s’approvisionnaient en eau douce grâce à l’arbre garoé, capteur de brume. Poussés par le vent, les nuages déposaient sur les feuilles leurs gouttelettes, qui perlaient jusqu’à des cavités creusées dans le sol. Il y a, entre cet « arbre-fontaine » et la centrale hydro-éolienne à naître, une étrange parenté : le vent, l’eau, la vie. —
« El Hierro sert de laboratoire »
L’entrepreneur belge Gunter Pauli, 66 ans, est le créateur de la fondation Zeri (Initiative pour la recherche « zéro pollution »).
Terra eco : Quel a été votre rôle dans le projet d’El Hierro ?
Gunter Pauli : En 2000, j’ai participé à l’organisation d’une réflexion globale sur l’île : l’agriculture devrait être la base de développement. Or, il y avait pénurie d’eau et d’énergie. Cela a débouché sur l’idée, imaginée par des ingénieurs locaux, de la centrale hydro-éolienne. Zeri, de son côté, s’est efforcée de prouver qu’une agriculture bio était possible.
Quel est le résultat de ce travail ?
Nous avons réussi à créer un digesteur de lisier de porc et de déchets verts, qui produit du biogaz et un digestat utilisé comme engrais dans les cultures de bananes et d’ananas bios. Les vaches ont été supprimées du cheptel. Leur poids trop élevé entraînait une érosion des sols et leur lait dévalorisait la qualité des fromages. Résultat : le prix du lait de chèvre et de brebis a triplé. Les producteurs gagnent désormais bien leur vie, et 14 nouvelles fermes ont été ouvertes.
A quoi sert un tel projet ?
El Hierro sert de laboratoire. Le nouveau gouvernement souhaite s’en inspirer pour d’autres territoires. Zeri, de son côté, utilise cet exemple dans d’autres pays, comme en Suède ou aux îles Fidji. —
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