Une entreprise de l’économie sociale et solidaire (ESS), ça ressemble à quoi ? A une association ou à une entreprise d’insertion. Pas forcément. A la MAIF ou Biocoop. Mais pas seulement. La réponse vous paraît floue ? Rien de plus normal, la législation l’est aussi. Pour y remédier, le 24 juillet prochain, le conseil des ministres examine un projet de loi présenté par Benoît Hamon, ministre délégué à l’Economie sociale et solidaire et à la Consommation, sur cette nébuleuse d’associations, de fondations, de mutuelles et de coopératives qui font vivre 2,3 millions de personnes, soit 10% des salariés français.
Le texte actuellement disséqué par le Conseil d’Etat pose les principes de base : encadrement des salaires, gouvernance participative, ambitions allant au-delà du seul partage de bénéfices… on ne devient pas entreprise de l’ESS sans conditions. Mais plus qu’une simple définition, la dernière mouture du projet, dévoilée la semaine dernière par la Gazette des communes, élargit le champ d’activité de ce secteur florissant.
500 millions d’euros débloqués, des débouchés garantis
Si la loi est adoptée en l’état, les acteurs traditionnels de l’économie sociale et solidaire pourront plus facilement grossir, par fusion ou création de groupes. Leur développement sera surtout boosté par un meilleur accès aux financements : les subventions, nécessaires aux associations, seront redéfinies et la Banque publique d’investissement, (BPI), débloquera 500 millions d’euros pour le secteur. Mieux encore, des débouchés leur seront garantis puisqu’une part des achats des acteurs publics devront être « socialement responsables ».Si l’effet levier de la loi fonctionne, l’ESS comptera donc des acteurs plus gros et plus actifs, mais pourra aussi gonfler ses rangs. Les salariés d’une entreprise saine mais pas assez rentable pour trouver un repreneur seront par exemple incités à la reprendre en Scop (Société coopérative ouvrière de production), et tomberont ainsi dans le giron de l’ESS. Mais la grande nouveauté, c’est la possibilité pour certaines sociétés commerciales, ou sociétés de capitaux, d’être reconnues comme entreprises de l’ESS avec les avantages fiscaux – réduction d’ISF (Impôt sur la fortune) et de l’impôt sur le revenu – et les bénéfices en terme d’image qui y seront associés.
« Reconnaître qu’une autre économie que le capitalisme est possible »
Derrière ce « coup de pouce évident » au secteur, le Conseil national de l’économie sociale (CNCRES) voit dans cette ouverture un message fort. « L’adoption de ce texte revient à reconnaître qu’une autre forme d’économie que le capitalisme est possible », se réjouit Jean-Louis Cabrespines, son président. « En s’ouvrant aux sociétés commerciales, la loi reconnaît un état de fait, l’existence d’un entrepreneuriat qui a d’autres objectifs que le profit », renchérit Henry Noguès, professeur émérite au sein du laboratoire d’économie de Nantes.Pour les start-up du développement durable ou de l’action sociale, l’agrément « entreprise solidaire d’utilité sociale » scellera leur bonne volonté. C’est donc dans leurs rangs que les applaudissements sont les plus nourris. « Avec l’inclusion des sociétés commerciales, la famille de l’économie sociale et solidaire sera enfin réunie », se félicite Emmanuel Verny, président du Ceges, le Conseil des entreprises, employeurs et groupes d’économie sociale. Sauf que l’adoption pourrait se faire au détriment des pionniers. « Il n’est pas exclu que des associations subissent la concurrence de ces nouveaux acteurs, concède Henry Noguès, et elles sont évidemment moins bien armées. »
D’autres économistes regardent le texte avec méfiance. « On va vers une économie sociale de marché », analyse Pascal Glémain, enseignant chercheur au Centre d’évaluation et de recherche sur l’économie sociale et solidaire (Ceress). Pour lui, le « label » ESS risque de connaître le même destin que les estampilles « commerce équitable » ou « bio » : « En changeant d’échelle, il pourrait perdre en substance et se banaliser. »
Effets d’aubaine et social-washing
Le chercheur craint aussi des effets d’aubaine : « Prenons le cas d’une société franchisée d’aide à la personne. Imaginons qu’elle embauche des salariés peu qualifiés en CDI 5 heures par mois. Ces personnes travaillent dans des conditions précaires, avec beaucoup de trajets et pour des petits salaires. Pourtant, comme il s’agit d’un public vulnérable titularisé qui effectue des tâches d’utilité sociale, l’entreprise n’aura qu’à remanier un peu son mode de gouvernance pour prétendre au label ESS. »
Pour éviter ces comportements de « social-washing », la loi prévoit des garde-fous : une entreprise de l’ESS a l’obligation de réinjecter plus de la moitié de ses bénéfices dans son activité, et ses réserves obligatoires sont impartageables (1). Des mesures censées la prémunir des pressions d’un actionnariat.
« On a grillé des étapes »
Mais Pascal Glémain reste sceptique : « On a grillé des étapes, estime le chercheur, avant de rédiger cette loi, on aurait du penser aux outils qui permettraient de l’appliquer. » Pour vérifier que les critères d’attribution de l’agrément sont bien respectés, le chercheur recommande la mise en place d’une instance de contrôle indépendante. « Son rôle serait de s’assurer que le retour social sur investissement prime toujours sur le retour financier », assure-t-il.« Créer cette structure, ce serait comme écraser une mouche avec un tank », s’exclame Emmanuel Verny pour qui les abus resteront marginaux. L’entrepreneur rappelle que les sociétés n’ont pas attendu l’ouverture aux sociétés commerciales pour exister. « Les gros acteurs historiques de l’ESS, mutuelles et coopératives, ont tendance à ressembler de plus en plus aux entreprises de marché, reconnaît Pascal Glémain, cette loi leur rappellera leurs spécificités. »
Reste à savoir ce qu’il subsistera du texte après son passage devant le parlement. Le CNCRES est sur ses gardes, « les lobbies vont tout faire pour assouplir les règles, il faudra les en empêcher », soupire Jean-Louis Grabespines.
(1) Obtenues par accumulation de surplus au fil des années, celles-ci ont la particularité de n’appartenir à personne en particulier, mais au collectif rassemblé dans la coopérative.
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