Au vrombissement de l’hélicoptère se mêle celui de centaines de sabots martelant le sol. Depuis les confins du haut plateau de Riverton, dans le Wyoming, l’engin a patiemment rabattu une horde de mustangs. Embusqués sur leurs montures, des cow-boys déboulent au dernier moment, sifflant et faisant claquer leurs lassos, pour diriger le groupe vers l’enclos camouflé en contrebas. Pas moins de 125 chevaux y achèvent leur course folle et leur existence en liberté.
Satisfaite, June Wendlandt quitte les lieux pendant que démarre l’embarquement des bêtes dans les camions. A 400 km de là, un autre événement l’attend en cette belle matinée : l’ouverture des « Cheyenne Frontier Days », le plus grand rodéo des Etats-Unis, organisé chaque année dans la capitale du Wyoming. Pour la responsable du Bureau of Land Management (BLM, l’Office fédéral chargé de l’environnement), c’est surtout la dernière phase du programme américain de gestion durable des mustangs : celle de l’adoption des animaux par des particuliers.
« Il s’agissait aujourd’hui d’une capture exceptionnelle, liée à la sécheresse, précise June. Nous craignons un trop grand impact des mustangs sur l’environnement et, en même temps, une surmortalité au sein de l’espèce. Par précaution, nous avons préféré prélever quelques spécimens. Généralement , les captures concernent plusieurs centaines d’individus et n’ont lieu qu’une fois tous les deux ou trois ans, en fonction de l’équilibre de l’écosystème. Car si nous ne souffrons pas d’une végétation aussi rare qu’en Arizona ou en Utah, nous avons tout de même 5 000 chevaux sauvages dans le Wyoming, soit la deuxième population de mustangs après le Nevada. »
En tout, dix Etats de l’Ouest américain (1) sont confrontés au casse-tête du juste rapport des équidés à leur environnement naturel et humain. « Mais c’est pour la bonne cause », affirme June. De fait, c’est le souci de garantir la liberté au plus grand nombre qui a conduit les autorités à mettre en place un programme original, mais fort coûteux, de préservation des derniers chevaux sauvages du pays, un temps menacés d’extinction. « Le mustang est une légende vivante, et aux Etats-Unis on ne badine pas avec les légendes, même si elles coûtent des millions de dollars ! », plaisante la responsable du BLM.
Le nom même de « mustang » provient du mot hispano-mexicain mestengo (« qui n’a pas de maître »), lui-même dérivé de l’espagnol mesteño signifiant « vagabond ». Car ces chevaux andalous sont arrivés sur le continent au XVIe siècle, avec les conquistadors. L’histoire raconte que certains d’entre eux auraient été capturés par des tribus indiennes, qui en auraient alors fait leurs montures favorites. Puis vint le tour des pionniers, des chercheurs d’or, des cavaliers postaux du Pony Express… qui, tous, adoptèrent l’animal pour son endurance dans les longues traversées, sous un soleil brûlant comme par des températures polaires. C’est ainsi que le mustang s’est inscrit dans l’histoire de la conquête de l’Ouest. Aujourd’hui, il en est le dernier vestige vivant. Au début du XXe siècle pourtant, alors que les colons se sédentarisent et que l’élevage se fait extensif, il n’est pas question d’héritage à préserver, mais bien de survie au quotidien face à un animal envahissant. Avec un million de mustangs en liberté, la concurrence est rude pour les pâturages et les points d’eau. Les fermiers n’hésitent pas à massacrer des hordes entières dont la viande sert à l’alimentation pour chiens… En 1971, les mustangs sont en passe de disparaître des grands espaces de l’Ouest américain. On n’en compte plus que 17 000 lorsque le Congrès fait adopter en urgence une loi interdisant leur capture et leur abattage.
Des dresseurs en prison
« Tout restait alors à imaginer, car leur seule préservation n’était pas la solution. Nous savons que, sans prédateurs naturels, la population de chevaux sauvages double tous les quatre ans », poursuit June. D’où, deux ans plus tard, le lancement par le BLM de son programme « Adoptez un cheval ». Le principe est simple. Il s’agit d’abord d’établir un « niveau approprié de gestion », c’est-à-dire un nombre de spécimens sauvages compatible avec les écosystèmes des territoires. Il faut ensuite capturer les chevaux en surnombre, puis les dresser, avant de les proposer à l’adoption, via des ventes aux enchères. Dans les dix Etats concernés, le BLM évalue chaque année la taille des terres encore vierges, la qualité des sols, le type de végétation, les ressources en eau et les incidents climatiques survenus dans l’année. Ainsi, en 2013, sur 40 605 mustangs vivant en liberté sur près de 13 millions d’hectares, l’office fédéral a établi son « niveau approprié de gestion » à 26 677. Résultat : 14 000 chevaux doivent être capturés.Pour leur dressage, ceux-ci sont expédiés vers des professionnels sous contrat avec le BLM ou… vers cinq centres pénitentiaires de l’Ouest (2). « Les chevaux capturés ce matin partent pour la Honor Farm, la prison de Riverton, avec laquelle nous travaillons depuis 1988, précise June. Le programme rencontre un grand succès. Les prisonniers sont confrontés à un animal plus puissant, plus libre qu’eux, mais qui, comme eux, ne fait confiance à personne. Ils apprennent que c’est par la douceur, la patience, le travail et une confiance mutuelle qu’ils pourront en tirer quelque chose. C’est un processus d’apaisement réciproque qui les aide à se préparer à la sortie. Et puis, ils apprennent un métier dont ils pourront, s’ils le souhaitent, faire quelque chose. »
Vient ensuite le temps de la vente aux enchères. Pour s’assurer de trouver preneur, le BLM fixe un prix de départ particulièrement bas et identique pour chaque cheval : 125 dollars (93 euros). « Ce qui ne veut pas dire que tous partent à ce prix-là. Dans le Wyoming, en 2010, nous avons battu notre record avec un mustang vendu 5 000 dollars (3 700 euros) ! » Au total, depuis le lancement du programme en 1973, 230 000 chevaux ont trouvé une famille d’accueil. La raison d’un tel succès ?
« On dit des Etats-Unis que c’est le pays de la bagnole : une voiture par membre de la famille. Mais à l’Ouest, c’est le pays du cheval : un à deux par personne, assure June. Et puis, on expédie aussi des chevaux à l’est du Mississippi où l’on veut s’offrir un morceau de l’Ouest légendaire. » En 2013, le BLM comptait toutefois 50 000 bêtes qui n’avaient pas trouvé acquéreur, un chiffre en augmentation constante ces dernières années. C’est cette mise au vert, essentiellement dans des fermes de l’Oklahoma, qui pèse le plus lourd dans la note annuelle de la gestion durable des mustangs : 75 millions de dollars (55,5 millions d’euros) ! Une dépense difficile à défendre en période de crise budgétaire américaine, d’autant que les revenus tirés de l’adoption, eux, baissent…
Brocantes de l’époque pionnière
A Cheyenne, en ce premier jour des « Frontier Days », le spectacle n’a pas démarré, mais la foule des aficionados est déjà là, déambulant entre les échoppes de vêtements pour cow-boys et les brocantes de l’époque pionnière. June a installé un corral et une antenne volante du BLM dans l’enceinte des compétitions de rodéo. Devant l’enclos, Steve Mantle a garé son camion transportant deux jeunes pouliches à la séduisante robe bai clair. Promises à l’adoption, elles rencontrent pour la première fois une foule humaine et leur stress est manifeste. « Il y a un mois, elles étaient encore inapprochables, explique-t-il. C’est le temps qu’il me faut pour faire en sorte qu’un mustang sauvage puisse être monté. »Steve est l’un des dresseurs de chevaux habilités par le BLM. Depuis quinze ans qu’il a abandonné l’élevage pour cette activité, il compte 200 chevaux sur sa propriété, à 100 km plus au nord. Jusqu’à il y a peu, plus de la moitié des chevaux lui étaient achetés via une vente aux enchères mensuelle sur Internet. « Mais depuis la crise financière de 2008, j’enregistre une baisse d’au moins 20 % à 30 %. Car, outre les multiples difficultés, les acheteurs doivent faire face à un prix des fourrages qui a été multiplié par trois ! » June câline les pouliches et confirme : « Les gens adoptent de moins en moins. Je suis inquiète pour l’avenir du programme. Il faut un changement de politique, mais lequel, je ne sais pas. »
Un rodéo à un million de dollars
Pour éviter un retour en arrière, les autorités américaines ont multiplié les initiatives. Depuis 2007, le BLM met ainsi chaque année 1 000 mustangs à disposition pour un concours de dressage avec un million de dollars (736 000 euros) à la clé pour le vainqueur. Le show final de « Mustang Million », relayé par une chaîne du câble, rencontre une forte audience tandis que nombre de chevaux candidats trouvent alors preneurs.La dernière idée en date du BLM ? L’écotourisme associé aux mustangs. A 100 km à l’ouest de Cheyenne, Jana Wilson et son époux abritent sur leur propriété de 470 hectares le premier sanctuaire de chevaux sauvages. Depuis son ouverture au public au printemps 2013, le carnet de visites est plein. « Avec “ Frontier Days ”, c’est carrément de la folie ! », s’exclame Jana. Au troisième jour de la compétition de rodéo, la quinquagénaire emmène dans sa petite voiture de golf un couple du Colorado venu admirer ses 208 mustangs. « Ces créatures sont magnifiques ! On peut enfin les approcher sans mettre à mal leur liberté ! », s’extasie la touriste, Jo Ferranto. Les revenus des visites reviennent au BLM.
Quelques jours plus tard, le petit monde des cow-boys a sacré son nouveau champion de rodéo : Tuf Cooper, un Texan de 23 ans. Quant à June, elle a vu partir ses pouliches pour un total de 2 400 dollars (1 760 euros). « Mieux que ce que j’escomptais : il ne faut pas désespérer de l’amour du public pour les mustangs ! » —
(1)Arizona, Californie, Colorado, Idaho, Montana, Nevada, Nouveau-Mexique, Texas, Utah et Wyoming
(2)Il en existe un dans chacun des Etats suivants : Arizona, Colorado, Nouveau-Mexique, Utah et Wyoming.
Retrouvez l’intégralité du tour du monde de Corinne Moutout ici
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