Des tentes fichées dans la boue noire, fragiles remparts contre la bruine et le vent. Et, dessous, des hommes pliés sur leur mémoire en exil. Au sol, des palettes jetées entre les mares. Et, dessus, des funambules coincés en plein purgatoire. C’est en s’enfonçant dans l’automne que Grande-Synthe (Nord) a attrapé cette image-là. Celle d’un camp de migrants, de crasse et d’ordures où, depuis que l’Angleterre a fermé ses portes à double tour, errent près de 2 000 âmes. « Un camp de la honte », dit Damien Carême.
Ces dernières années, Grande-Synthe avait pourtant repris des couleurs, portée par l’ambition de son maire. En 2001, quand il s’installe dans sa mairie de briques (sous l’étiquette socialiste), Damien Carême hérite d’une cité comme le Nord en produisait, jadis, à la chaîne. Détruite au crépuscule de la guerre, elle s’est reconstruire à la hâte, barres longilignes en « chemin de grue » érigées aux portes d’Usinor, le plus gros employeur du coin. Dans son bureau, l’homme tourne les pages d’un album de la ville entamé par son père. Verbe et gestes en cascade, rire franc sur une bobine affable. En septembre 1968, la famille Carême débarque : le paternel, ex-ouvrier de de Wendel en Lorraine, au « CV syndical chargé », la mère, les six mômes. « On habitait en HLM. Et tous les gamins qui sont venus nous aider à emménager, c’étaient des Maghrébins…, se marre-t-il. C’est vraiment une ville de l’immigration, Grande-Synthe. C’est ce que je dis quand on me parle des migrants d’aujourd’hui. Il y avait une forte communauté polonaise venue après la fermeture des mines, des Espagnols, des Portugais, des Italiens et plein de Maghrébins qu’on est allé chercher chez eux pour les besoins de l’industrie. »
René Carême, le père, rejoint l’usine sidérurgique. Le fils, lui, découvre les tournois de foot au quartier. Des années plus tard, tandis que l’activité ralentit, les barres font grise mine. « Mon défi, c’était de changer l’image de cette ville. La presse n’en parlait que par les faits divers. » Or, si la population vivote sur le fil du seuil de pauvreté, la commune est riche des taxes prélevées sur les entreprises. « C’est fou le pognon qu’il a, Damien », s’exclame Franck Dhersin, le maire (Les Républicains) voisin de Téteghem.
Avec son pécule, l’élu fait de sa ville un laboratoire vert. Sandrine Rousseau, ex-présidente du conseil régional et actuelle porte-parole d’Europe Ecologie - Les Verts (EELV), acquiesce : « Il a mis de la nature en ville, transformé des logements sociaux en bâtiments BBC. Les murs tagués, au lieu de les nettoyer avec des solvants, il les a végétalisés. C’est impressionnant. Il faut venir dans sa ville ! »
« 24% de chômage »
C’est un collaborateur du maire qui se charge du tour sous le gris qui s’entête. Il désigne les bâtiments flambant neufs, les jardins partagés au pied des immeubles, les panneaux solaires sur l’îlot des peintres, les canaux qui serpentent. Plus loin, les 130 hectares du Puythouck forment un poumon vert autour du lac artificiel, celui des pique-niques, des footings, des balades en bateau, l’été venu. C’est l’œuvre du père, maire de la ville de 1971 à 1992. « Quand on est arrivés à Grande-Synthe, la première chose qu’on a dit, nous, gamins, c’était : “Y’a pas un arbre”. Mon père, ça lui manquait énormément. » Si René Carême a planté en souvenir de sa Lorraine, Damien y puise une réponse à la pauvreté. « Quand on est maire, on se prend toute la difficulté des gens en travers de la figure. Moi, j’ai 24% de chômage. Le revenu annuel médian par habitant est de 9 600 euros. Je vais pas être démago et dire : “Je vais vous trouver du boulot, attirer les entreprises sur la ville”. Elles décident bien d’aller où elles veulent. »
Mais faire dégringoler les factures grâce à des logements mieux isolés, permettre aux habitants de cultiver des légumes, « ça rend du pouvoir d’achat ». « Quand il dit que l’écologie et le social, c’est la même chose, il le démontre de manière merveilleuse », résume Sandrine Rousseau. Ses autres chantiers résonnent de la même certitude têtue. Pour préserver leur santé, il nourrit les enfants au 100% bio dans les cantines, surveille la qualité de l’air, bannit les produits phytosanitaires des espaces verts, négocie un contrat de mutuelle pour tous. Il alimente la ville à l’électricité renouvelable, rafle tous les prix : Capitale de la biodiversité 2010, Fleur d’or, Ville « zéro phyto »… « Il a le souci de faire avec les gens, assure Sandrine Rousseau. Il ne joue pas les monarques éclairés, il fait participer les gens dans une démarche collaborative. Mais quand il faut se colleter avec l’ancien modèle, il le fait. Je l’ai vu se friter, aller au combat sur le projet d’une nouvelle route. »
Réseau des élus hospitaliers
Pourtant, en 2014, lorsqu’il est réélu pour son troisième mandat, il n’arbore toujours pas l’étiquette écolo. « Au départ, je m’étais dit : “L’écologie devrait être dans le génome de toutes les organisations politiques”. Mais depuis 2012 je suis atterré. Les socialistes osent faire ce que la droite n’a pas osé faire. La croissance à tout prix… Donc, il y a un an, ras-le-bol. » Il passe chez EELV. Pour autant : « Je n’ai pas investi plus que ça le parti. Je ne suis pas un mec d’appareil. Je suis plus un mec de terrain, dans le concret. » D’abord travailleur social auprès des handicapés puis de jeunes, informaticien dans une collectivité… Maire, il s’y voyait assez peu. En 2001, « les copains m’ont proposé d’être tête de liste. J’ai demandé deux mois pour réfléchir. Je me suis dit : “Allez, il faut tenter” ». Il ne regrette pas : « C’est le pied. La seule fonction où on met tout en œuvre. L’Etat a beau décider ce qu’il veut, sans le local, il n’y a rien qui se passe. » Dans le sillage de son dynamisme, Grande-Synthe regagne en 2015 des habitants. Pour la première fois depuis 1982.
Mais voilà qu’au tournant de l’été, ça se tend dans le quartier du Basroch. Mi-juillet, ils sont une cinquantaine sous les tentes, 800 en octobre, 2 300 en janvier. Soit plus de 10% de la population. « Avec mon équipe, on s’est mis autour de la table et on s’est dit : “On fait quoi ?” Moi je disais : “Faut pas démanteler. Les mecs vont revenir. C’est pas une solution politique et humaine.” » A Calais (Pas-de-Calais), la situation s’enlise depuis des lustres, jalonnée d’évacuations musclées. A Téteghem, le camp est démantelé en novembre. Damien Carême veut récupérer le Basroch pour bâtir un écoquartier. « On fait quoi ? » En 2012, avec d’autres, le maire avait lancé le réseau des élus hospitaliers, persuadé que l’accueil serait plus gérable s’il était partagé. « On n’a pas eu de candidats. »
En attendant, il faut bien gérer. « C’est un camp de Kurdes à 98%. On ne peut pas les renvoyer chez eux, c’est un pays où il y a la guerre. On leur interdit de passer en Angleterre. Ils ne demandent pas l’asile en France parce qu’on les accueille dans la boue. Donc on fait quoi ? On fait un nouveau camp où ils vont pouvoir vivre dignement », arbitre-t-il. A 500 mètres du Basroch, entre l’autoroute et la voie ferrée, les premières tentes poussent, blanches sur la terre grise. Chauffées, elles pourront accueillir, chacune, cinq personnes. Il y aura assez de sanitaires pour tous, des locaux en dur pour les associations. Mais les consignes du maire sont strictes : pas plus de migrants demain qu’aujourd’hui et un camp qui devra désenfler au fil des départs. A terme, insiste-t-il, il faudra répartir l’effort. « Damien est vraiment un homme de gauche, moi, je suis vraiment un homme de droite mais j’ai du mal à dire du mal de lui sur le dossier des migrants. Humainement, il a été plus courageux que moi. Moi j’ai démantelé mon camp en disant que je ne pouvais pas faire autrement. J’ai cédé à la pression de ma population et j’ai sifflé la fin de la partie. Lui a dit : “Si, je ferai autrement.” Et il tente le coup. Il a tout mon respect pour ça », tranche Franck Dhersin.
Au début, pourtant, des rumeurs se sont immiscées dans la ville. « Certains habitants disaient que les réfugiés touchaient 1 500 euros par mois. Si c’était vrai, ils ne vivraient pas sur le camp », s’agace Sandra Bulteel, du Carrefour des solidarités, chargé de coordonner les associations du coin. « On a eu une pétition d’une trentaine de personnes parce que les gens se disaient que ça allait être comme à Calais, que leurs maisons allaient perdre de la valeur. J’ai tout de suite fait des courriers pour expliquer ce qu’on allait faire, avec qui, combien ça coûtait », précise Damien Carême. « Ce n’est pas un hasard s’il a créé une université populaire. Il a une relation très étroite avec sa population », résume Majdouline Sbaï, vice-présidente (EELV) du conseil régional.
« Un homme de gauche pur, presque dur »
Courageux, il le fut aussi face à un Etat mutique. « L’Etat est resté longtemps dans le déni. Pour eux, les camps de Grande-Synthe et de Téteghem n’existaient pas », assène Sandra Bulteel. Alors, quand Damien Carême propose sa solution, le gouvernement brandit la menace de l’appel d’air et esquive la question. Il finira par donner son accord en janvier, au terme de trois semaines de bataille « au plus haut sommet de l’Etat ». Il dit : « Je leur ai forcé la main. Parce que je crois que c’est la solution qu’il faudra mettre en œuvre partout. Des migrants demanderont l’asile quand on les aura accueillis dans de bonnes conditions. »
Mais accepteront-ils demain de déménager ? Sous une fine toile bleue, six Iraniens s’inquiètent. Prendra-t-on leurs empreintes comme dans le camp de conteneurs de Calais (1) ? Pourront-ils aller et venir librement ? Plus loin dans la pénombre humide d’une tente, une petite fille kurde sourit, dévore le visiteur de son regard curieux. Le père plisse un regard craintif. Faudra-t-il absolument déménager ? « Le maire joue très gros, insiste Sandra Bulteel. Les gens ont peur du changement. Pour que ça fonctionne, il faudra rassurer. » Damien Carême a déjà préparé la lettre en quatre langues qui devra convaincre les habitants du camp. Son doigt martèle la table à un rythme pressé. « Ils n’auront pas le choix. » « C’est un idéologue, un homme de gauche pur, presque dur. Il ne tranche pas avec ses principes », assure l’élu de Téteghem. Damien Carême avoue : « J’ai souvent déstabilisé tout le monde par ce que je préconisais et ce que je voulais mettre en œuvre. Là, une fois de plus. » Pour Sandrine Rousseau : « Ça s’appelle du courage politique. Dans la zone, on en manque un peu. » —
(1) Il s’agirait d’un système de reconnaissance morphologique de la main associé à un code individuel.
Damien Carême en dates :
1960 Naissance à Jœuf (Meurthe-et-Moselle)
1971 Son père devient maire de Grande-Synthe (Nord)
2001 Devient lui-même maire
2006 Un camp de migrants s’installe dans la ville
2010 La ville est capitale de la biodiversité
Mars 2016 Le camp de migrants doit déménager
Affichage : Voir tout | Réduire les discussions