Martin Gibert enseigne l’éthique et la philosophie du droit à Montréal. Il vient de publier Voir son steak comme un animal mort : véganisme et psychologie morale (Lux, 2015).
Faut-il le rappeler ? Les raisons environnementales de promouvoir une alimentation sans produits animaux sont extrêmement sérieuses – et c’est exactement ce que prône ce mouvement social qu’est le véganisme (mode de vie consistant à ne consommer aucun produit issu des animaux ou de leur exploitation, ndlr). Pourtant, il y a de bonnes chances que les échos médiatiques et politiques de la conférence de Paris (COP21), en décembre prochain, ne mettent, une fois de plus, cette question sur snooze (mettre sur pause, à répéter plus tard, ndlr). Comment l’expliquer ? Pourquoi ignorons-nous à ce point les conséquences de notre assiette sur les changements climatiques ?
Les faits sont pourtant là. Selon le dernier rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’élevage compte pour 14,5% de nos émissions de gaz à effet de serre (GES), c’est-à-dire plus que l’ensemble du secteur des transports. Ne pas consommer de produits animaux une journée par semaine réduit davantage nos GES qu’acheter local sept jours sur sept. L’empreinte carbone d’une alimentation végane est de deux à trois fois moindres que celle d’une alimentation omnivore. On connaît aussi les conséquences néfastes de la production animale sur la pollution des cours d’eau, la déforestation ou la biodiversité.
Mais tout se passe comme si ces données scientifiques n’étaient ni relayées par les médias, ni connues du grand public (ni même parfois des militants environnementalistes). Ainsi, selon une récente enquête internationale, 83% des gens reconnaissent que les activités humaines contribuent au changement climatique. Ils sont même 64% à nommer le secteur des transports comme l’un des principaux contributeurs. Mais ils ne sont que 29% à identifier l’élevage.
Une vérité qui dérange encore
Bien évidemment, si les gens ne voient pas l’importance du problème, c’est parce qu’ils n’y ont pas été sensibilisés. Le film sur la crise climatique de l’ancien vice-président américain Al Gore, Une vérité qui dérange (2006), réussissait ainsi l’exploit de ne jamais mentionner l’impact de l’élevage. La question est alors la suivante : pourquoi les leaders environnementaux et politiques n’essaient-ils pas de faire évoluer nos pratiques alimentaires ? Pourquoi ne font-ils pas la promotion d’une alimentation sans viande ni produits laitiers, dans les écoles ou les administrations, par exemple ?
La réponse combine probablement différents facteurs. Le film documentaire Cowspiracy, sorti en 2014, fait notamment l’hypothèse que le mode de financement des ONG environnementales (habituellement par dons des membres) les empêche d’évoquer certaines options jugées trop radicales ou impopulaires. On peut aussi penser au poids des lobbies agricoles et à la force des normes sociales martelant qu’il est normal, naturel et nécessaire de consommer des animaux.
Pour le chercheur britannique Rob Gray, responsable de l’enquête susmentionnée, il en va de la responsabilité des experts et des politiques qui semblent vouloir jeter l’éponge devant ce défi trop complexe : nous convaincre d’arrêter les rillettes et le camembert. Pourtant, l’effet retour – et pervers – de ce silence, c’est que « les gens peuvent raisonnablement supposer que si la consommation de viande et de produits laitiers était vraiment un problème pour le climat, les gouvernements et les groupes environnementaux en feraient plus à ce sujet ».
On peut également ajouter qu’une telle attitude s’inscrit dans ce que les psychologues nomment « l’inertie climatique », c’est-à-dire notre propension à ne pas répondre à la menace climatique. Ce phénomène est de mieux en mieux documenté. Il est notamment difficile de se mobiliser parce qu’au cours de son évolution, notre cerveau a appris à se méfier des dangers immédiats et bien identifiables, mais pas des conséquences lointaines et indirectes de notre consommation d’énergie ou de nourriture.
De la difficulté de modifier son alimentation
Mais pour comprendre le silence gêné des leaders politiques et environnementaux, il se pourrait qu’il faille encore évoquer autre chose. S’ils hésitent à prôner une réduction drastique de la consommation de produits animaux, c’est peut-être parce qu’ils ne veulent pas que leur discours public soit en contradiction avec leur pratique privée. Après tout, du point de vue psychologique, ils sont comme chacun de nous : ils ne veulent pas passer pour des hypocrites.
Et comme chacun de nous, ils peuvent avoir du mal à modifier leur alimentation (il y a heureusement des exceptions : Al Gore est récemment devenu végane). Ils ont appris, dès leur plus jeune âge, à respecter certaines normes sociales et alimentaires (pas de vrai repas sans protéines animales). Ils sont aussi prompts à toutes sortes de rationalisations rassurantes : l’humain est carnivore, les plantes souffrent aussi… Enfin, ils peuvent être tout simplement gourmands et réticents à changer leurs habitudes.
Pourtant, ce n’est pas parce qu’une personne ne fait pas ce qu’elle dit qu’elle devrait nécessairement se taire. Il n’est pas besoin d’être non-fumeur pour prôner la lutte contre le tabagisme. En définitive, voilà ce qu’il faut rappeler : ce n’est pas une question de préférences personnelles. Ce que nous mangeons a des conséquences désastreuses sur le climat et l’environnement. Sur le plan mondial, la production de viande continue d’augmenter. Voilà où nous en sommes. Dès lors, comment ne pas admettre qu’il est aujourd’hui moralement souhaitable et dans l’intérêt de tous que chacun – végane ou omnivore – fasse la promotion du véganisme ?
A lire aussi sur Terraeco.net :
« Tout dans la société nous pousse à devenir végétalien »
Affichage : Voir tout | Réduire les discussions