Pour se rendre à la réunion dominicale de l’Association des anciens travailleurs des mines et leur famille (ATSMF), qu’il a créée en 2009, Hamidou Boureima doit user ses semelles fatiguées sur les chemins de latérite de Niamey, la capitale du Niger. Après vingt-et-un ans de services en tant qu’échantillonneur à la Cominak, société minière nigérienne filiale du géant français Areva, il s’est fait licencier sans indemnités, « parce qu’[il] en savai[t] trop », dit-il, comme pour se rendre plus fort. Désormais, tout son savoir tient dans l’attaché-case que son fils trimballe partout derrière lui. A l’intérieur, la liste des ex-travailleurs des mines d’uranium d’Areva et des maladies qu’ils ont contractées à la suite de leur exposition prolongée aux rayonnements ionisants. C’est sa dernière richesse, sa monnaie d’échange avec le groupe industriel : la prise en charge médicale ou la dénonciation collective.
« Tu sors, tu deviens invalide »
Avec quelque 3 000 employés locaux, Areva est le premier employeur privé du Niger, à travers ses filiales de la Somaïr et de la Cominak, basées à Arlit, dans le nord de cet Etat d’Afrique de l’Ouest. Une mine d’or pour la population du pays, avant-dernier du classement mondial des Nations unies, selon l’indice de développement humain. Mais une fois en fin de carrière, les employés des mines d’uranium n’ont droit à aucun suivi médical, ni de la part d’Areva, ni de la part de l’Etat nigérien : « Il n’y a pas de prise en charge pour les anciens mineurs. Pourtant, les maladies se déclarent souvent de longues années plus tard, après une exposition à la radioactivité à faible dose », reconnaît Ousmane Zakary, employé au service de réparation du Centre national de sécurité sociale. Or, peu à peu, Hamidou Boureima et ses anciens collègues constatent que, dès la sortie de la mine, la santé n’est plus au rendez-vous : « Je peux vous dire que tous les ouvriers de carrière ayant travaillé entre 1970 et 1990, quand ils ont pris leur départ volontaire ou ciblé début 1990, ils n’ont pas tenu deux ans. Ils sont tous morts ! C’était comme une épidémie ! », se souvient Cissé Amadou, un ancien cadre de la Somaïr, aujourd’hui membre de l’ATSMF. Même son de cloche lors de la réunion hebdomadaire de l’association, le 11 novembre dernier. Mamane Sani, ouvrier de carrière pendant vingt ans, aujourd’hui paralysé du côté gauche, souligne que tout allait bien, selon le médecin de l’hôpital de la Cominak, financé à 100 % par Areva, jusqu’à un an après son départ : « A la Cominak, quand tu rentres, tu es toujours apte. Dès que tu sors, tu deviens invalide. »Au début de l’année 2009, Hamidou Boureima pense que la cause des anciens mineurs sera vite entendue. Car au moment où Areva met la main sur une nouvelle mine d’uranium, à Imouraren, près d’Arlit, avec des réserves estimées à 100 000 tonnes de minerai, l’entreprise est sommée de faire un geste envers ses anciens employés. Depuis 2003, Greenpeace et la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), se rendent sur la zone et publient des études dénonçant la contamination radioactive de l’eau et de l’air à proximité des mines d’uranium du nord du Niger. Depuis le laboratoire de la Criirad de Valence (Drôme), son directeur, Bruno Chareyron, avance alors que les habitants d’Arlit sont exposés à des rayonnements ionisants, ainsi qu’au gaz radon et à ses descendants, classés cancérigènes par l’Agence internationale pour la recherche sur le cancer, depuis 1988.
Fort de ces analyses, Sherpa, une ONG française d’avocats engagés contre les crimes économiques, menace, en 2007, de poursuivre le mastodonte du nucléaire pour « mise en danger de la vie d’autrui, homicides involontaires et faute inexcusable », à l’encontre des mineurs et des populations voisines des mines d’uranium, au Niger et au Gabon, où la situation est similaire. Pour éviter la voie pénale, Areva choisit alors d’y créer des observatoires de santé. Au Niger, l’Observatoire de la santé de la région d’Agadez (Osra) est lancé en 2011 pour garantir un suivi post-professionnel aux anciens employés exposés aux rayonnements ionisants et, en cas de maladie professionnelle avérée, prendre en charge leurs frais de santé. L’espoir renaît.
Boîte de Pandore
« C’est une première en Afrique », se félicite, à Paris, Alain Acker, directeur médical d’Areva… Et une boîte de Pandore pour Hamidou Boureima et les 593 anciens mineurs déjà présents sur sa liste, qu’il colle aussitôt sous le nez du comité médical de l’Osra. « En réalité, la médecine du travail, dans les hôpitaux d’Areva, à Arlit, était déjà un dispositif pionnier en Afrique, précise Alain Acker. Quant à l’indépendance de l’Osra, elle est garantie par son dispositif tripartite, incluant le ministère de la Santé, la société civile et Areva. Après, on sait que l’Etat du Niger est pauvre, c’est pourquoi nous avons pris en charge son financement, pour aller plus vite. »Pas encore assez vite pour certains anciens mineurs : « L’Osra ? Houlala… Pas un tiers des anciens mineurs n’a été recensé : 472 à Arlit, 39 à Agadez, et sur ce tiers, seule une centaine a reçu une visite médicale », se plaint Cissé Amadou, un an après sa mise en œuvre. Entre deux conférences pour un séminaire médical, Nouhou Hassan, président du conseil d’administration de l’Osra, se veut rassurant. « Quelques anciens travailleurs d’Agadez n’ont pas été consultés, ni ceux des autres régions, confesse l’ex-ministre de la Santé. On reconnaît cette faute. Mais une jeune entreprise, c’est comme un bébé qui apprend à marcher : il faut de la patience. » En attendant, aucune maladie professionnelle n’a été détectée chez les anciens mineurs nigériens déjà consultés.
« Opération de communication »
Et pour Cissé Amadou, ce n’est pas une surprise : « Le comité médical est supervisé par le docteur Barazé, médecin de l’hôpital de la Cominak depuis des décennies. Comment un docteur qui a toujours considéré aptes des ouvriers qui sont morts deux ans après leur départ pourrait revenir sur son diagnostic et déceler des maladies liées à l’irradiation chez les anciens ouvriers encore vivants ? » Face à ces critiques, Alain Acker appelle, lui aussi, à la patience : « Je trouve normal que d’anciens mineurs qui ont vu des camarades mourir soient touchés. Pour accélérer le processus, nous allons convoquer d’abord les mineurs les plus âgés et consulter ceux qui pourraient présenter des anomalies. Mais ces choses prennent du temps, justifie-t-il. Les anciens employés n’ont pas accès à Internet, ni au téléphone… » Quant au docteur Barazé, « après son passage à la Cominak, il a été formé deux ans à Cotonou (Bénin) pour devenir médecin du travail. Et le service de médecine du travail, créé il y a deux ans avec l’aide d’Areva, est indépendant, selon la loi nigérienne, comme en France », nuance-t-il.De la patience, Sherpa n’en a plus. Le 17 décembre, l’ONG annonce son retrait des accords de 2009, estimant qu’Areva en a fait « une opération de communication, voire d’affichage » et s’étonnant que « le processus d’indemnisation, s’il a bénéficié à deux familles d’expatriés français (ce qui est notoirement insuffisant), n’a bénéficié à aucun travailleur nigérien ou gabonais, alors même que la situation médicale de plus d’une centaine d’entre eux a été examinée ». La boîte de Pandore n’a été qu’entrouverte. Par peur d’Areva de devoir indemniser ses anciens employés nigériens ? « Les dispositifs diffèrent pour les expatriés, fait valoir le directeur médical d’Areva. On s’est engagé avec Sherpa et Médecins du monde à analyser les dossiers des anciens mineurs expatriés qui avaient déjà des maladies en 2009. On n’était pas dans le dépistage, comme c’est le cas au Niger. Si on faisait les mêmes examens en France, on aurait le même quota de maladies professionnelles. C’est en tout cas ce que l’on veut démontrer », assure Alain Acker.
Mais au Niger, la patience est une vertu. « Kala suru » (« prendre les choses avec patience », en langue djerma), dit-on à Niamey. Hamidou Boureima a suivi le procès intenté à Areva par la veuve de Serge Venel, ex-employé français de la Cominak, mort d’un cancer du poumon. Il sait que le tribunal des affaires de sécurité sociale de Melun (Seine-et-Marne) a déclaré la société française coupable de « faute inexcusable ». L’ex-échantillonneur de la Cominak attend donc le résultat du procès en appel, qui aura lieu à Paris, le 4 juillet prochain. En cas de confirmation du verdict, la plaignante aura droit à 200 000 euros de dommages et intérêts. Or, « s’ils dédommagent cette femme, nous sommes des milliers de personnes au Niger à avoir partagé le sort de son mari », avertit-il avec malice.
« Des témoignages captivants ont été faits sur des camions renversés laissant traîner du soufre tout au long de la route de l’uranium. Les activités industrielles liées à l’exploration et à l’exploitation minière provoquent l’émission, la diffusion et le dépôt de divers produits et résidus chimiques, comme du cyanure de sodium, du plomb, de l’arsenic, de l’uranium, du mercure et d’autres métaux. Ces produits contaminent les ressources hydriques, l’atmosphère et le sol. Dans certains cas, la contamination pourra durer des milliers d’années et provoquer des maladies graves et des mutations génétiques. » Ces conclusions, tirées d’une conférence ayant réuni, pour la première fois, les chefs traditionnels de la région d’Agadez, la société civile, les élus et les représentants des sociétés minières, prouvent une chose : la nocivité de l’extraction de l’uranium est désormais reconnue et débattue au Niger. Outre la santé des mineurs, on affirme désormais haut et fort que l’activité minière détruit l’environnement local.
Pourtant, Areva et l’Etat nigérien s’étaient engagés à préserver la santé des 80 000 habitants d’Arlit : « Depuis les visites de Greenpeace et de la Criirad, il y a eu un nettoyage, pour ne pas dire décontamination, car rien n’était contaminé ! Il est désormais interdit de faire sortir de la ferraille des mines sans contrôle », assure Hamadou Kando, directeur technique du Centre national de radioprotection. Un contrôle laxiste, selon la Criirad qui, en partenariat avec l’ONG locale Aghirin’man, a révélé qu’environ 1 600 tonnes de ferraille provenant des sites d’extraction d’Areva circulent toujours dans la ville. Les habitants s’en servent pour se loger ou construire leur commerce dans la ville.
Rafales d’harmattan
A Arlit, l’uranium aura disparu dans dix ou vingt ans, et beaucoup craignent que la cité minière ne subisse le même sort que Mounana, au Gabon, où le réaménagement promis par Areva se fait toujours attendre, après la fermeture de la mine, en 1999 (1). La ville est entourée de 35 millions de déchets radioactifs, empilés sur des verses, à la merci du vent. Le minerai appauvri s’y mélange à la boue de produits chimiques nécessaires à l’extraction de l’uranium. Et à chaque rafale d’harmattan, le vent du nord, le gaz radon et ses descendants s’en échappent et terminent dans le verre et l’assiette des habitants. « A Arlit, laisse une bouteille d’eau et récupère-la le lendemain. Tu verras plein de dépôts noirs au fond. La radioactivité est tellement forte qu’elle est visible à l’œil nu. Maintenant, imagine combien de litres d’eau les gens utilisent au quotidien pour manger, boire ou pour l’agriculture », détaille LusD, rappeur nigérien la nuit et géologue le jour. Après six mois de mission comme échantillonneur à Arlit, il a décidé de ne plus jamais y remettre les pieds. Mais il sait qu’autour de lui peu privilégient leur santé à leur salaire : « En France, on enterre les déchets radioactifs à des centaines de mètres sous terre ! A Arlit, ils traînent en plein air, autour de la ville. Ils ne peuvent pas faire ça chez eux, mais ici, les gens sont plus passifs, peu instruits et ont besoin d’argent. Ils ne savent pas qu’ils se tuent à petit feu. » —(1) Voir le documentaire de Dominique Hennequin, « Uranium, l’héritage empoisonné »
Azelik, la mine de non-droit
Quand les employés de la Société des mines d’Azelik se permettent de réclamer leur salaire, c’est l’armée qui les déloge. Bienvenue dans l’enfer des mineurs nigériens d’uranium. Située à 200 kilomètres d’Arlit et détenue en majorité par deux sociétés chinoises, cette mine est opérationnelle depuis 2011. En janvier dernier, le journaliste nigérien Ibrahim Manzo Diallo y a pénétré, caméra au poing. Dans ses images, un mineur témoigne que ses camarades boivent de l’eau infectée de vers ; un autre raconte comment l’un d’entre eux est mort, fauché par une bande transporteuse de minerai. Outre des conditions de travail indignes et dangereuses, la dégradation de l’environnement et l’absence de développement local sautent aux yeux. Le cours d’eau qui passe dans le camp des ouvriers, à 3 kilomètres de l’usine de traitement de l’uranium, regorge de déchets radioactifs. « Pour qu’elles accouchent, nous amenons nos femmes à moto à 80 kilomètres d’ici », se plaint un mineur, hors de lui. —
Droit de réponse du groupe Areva
« Dans son édition du mois d’avril 2013, Terra eco a publié un article intitulé : « Au Niger, l’atome français enterre la santé de ses mineurs ». Cet article contient un grand nombre d’accusations fantaisistes et infondées, et il nous apparaît essentiel de porter à la connaissance de vos lecteurs la réalité des faits.
Areva y est présentée comme une entreprise irresponsable, vis-à-vis, d’une part, de l’environnement et des populations environnantes de ses sites miniers du Niger, et, d’autre part, de ses propres salariés, que le groupe exposerait sciemment sans protection à certains dangers. De plus, Areva aurait mis en place la structure des Observatoires de la santé, de suivi médical des anciens mineurs, afin « d’éviter la voie pénale ». Selon l’article, cette mise en place est très lente et les résultats n’en sont pas crédibles. Areva souhaite rétablir la vérité.
Dès 2007, le groupe Areva avait déjà annoncé son intention d’évaluer et de suivre l’impact sanitaire de l’uranium dans le cadre de ses activités minières, tout particulièrement en Afrique. Le 19 juin 2009, un accord a été conclu entre les différentes parties concernées, dont Areva, plusieurs ONG et des gouvernements, pour la mise en place des Observatoires de la santé, au Gabon comme au Niger, des pays où il n’existe pas de système de prise en charge des maladies d’origine professionnelle. Le groupe Areva reste fier de cette initiative qui est une première mondiale dans le domaine minier. Jusqu’à présent, près de 800 personnes ont fait l’objet d’un contrôle par les médecins des Observatoires de la santé. Les résultats actuels montrent qu’il n’y a pas de problème de santé d’origine professionnelle. Le dispositif a permis, a contrario, de détecter des pathologies, sans lien avec l’activité professionnelle d’origine, et qui ne l’auraient pas été sinon.
Le processus de mise en place de ces Observatoires et des examens pour les anciens salariés est long, ce qui est logique, compte tenu notamment de la nécessité de retrouver le contact avec des personnes qui ont souvent quitté leurs fonctions il y a plusieurs années. Nous pourrons donner des résultats finaux lorsque l’ensemble du processus aura été mené, mais nous tenons à rappeler qu’une étude, menée en 2009 par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) auprès de la population de tous les anciens mineurs expatriés, n’avait montré aucune différence significative en termes de maladies ou de mortalité avec l’ensemble de la population française. » — La direction de la communication du groupe Areva
La rédaction de « Terra eco » maintient l’ensemble des informations publiées dans cet article et tient à signaler que, malgré de nombreuses sollicitations durant cette enquête, toutes les demandes d’entretien avec la direction du groupe Areva ont été rejetées.
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