Gad, vous avez suivi ? L’abattoir porcin breton dépose le bilan en 2013. Un site est fermé, un autre repris par une filiale du groupe Intermarché, SVA Jean Rozé. Entre-temps, les employés se sont fait traiter de « salariés illettrés » par Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, et ont reçu la visite de Manuel Valls, Premier ministre. L’abattoir de volailles Tilly Sabco, dans le Finistère ? Mis en liquidation judiciaire en septembre 2014. En janvier dernier, ce sont les Abattoirs industriels de la Manche (AIM), spécialisés dans les porcs, qui sont placés en redressement judiciaire. Et puis toutes les autres fermetures, qui ont fait moins de bruit mais donnent un signal clair : le secteur français de l’abattage, qui emploierait aujourd’hui près de 40 000 personnes (1), vit un malaise profond.
Les abattoirs sont apparus à la fin du XIXe siècle dans les grandes villes. Ils étaient alors tous des services publics municipaux. Au début des années 1970, on comptait 1 200 abattoirs dits « de boucherie » (pour les bœufs, moutons, chevaux et chèvres), encore publics à une écrasante majorité. Leur nombre n’a cessé de diminuer depuis et, en 2010, un tiers seulement n’était pas privatisé. En 2014, en France, on dénombre près de 270 abattoirs de boucherie, qui tuent environ 40 millions d’animaux, et 699 abattoirs de volailles et lapins (dont 535 salles d’abattage agréées à la ferme), qui mettent à mort un milliard de bêtes chaque année. En quelques décennies, le secteur s’est concentré, privatisé et industrialisé. Le chiffre d’affaires du groupe Bigard – qui a racheté Arcadie Sud-Est, Défial, Charal, Socopa au cours des années 1990 et 2000 – dépasse aujourd’hui les 4 milliards d’euros, soit près d’un tiers du marché bœuf, porc, veau, agneau. Mais même à ce niveau de concentration, la filière souffre.
Peste porcine africaine
Au Sniv-SNCP (Syndicat national de l’industrie des viandes-Syndicat national du commerce du porc), on râle beaucoup. Cette organisation compte 80 adhérents et rassemble 150 établissements industriels, pour un chiffre d’affaires cumulé de 11 milliards d’euros. Elle représente 80% du secteur « boucherie ». Et son discours, relayé par François Cassignol, directeur du pôle information et communication, est rodé. Les difficultés d’abattoirs comme Gad, Tilly Sabco ou AIM s’expliquent en quatre temps : « Le nombre d’éleveurs et d’animaux élevés baisse, explique-t-il. Celui des animaux qui arrivent en abattoir baisse donc aussi. » Raison numéro 2 : « En France, le salaire horaire dans les abattoirs est de 10 à 15 euros. En Allemagne, il est de 3 à 4 euros. Jusqu’à 90% des salariés y sont intérimaires et recrutés dans les pays de l’Est, avec des contrats qui échappent au droit allemand. Le problème s’est exacerbé ces cinq dernières années. Alors que le cheptel en France, notamment en porc, diminue, il explose en Allemagne. » Il faut aussi tenir compte de la guerre des prix menée par la grande distribution. « Les éleveurs veulent vendre leurs animaux au prix le plus important possible. Ce sont les plus chers d’Europe, se plaint François Cassignol. La grande distribution réclame des prix minimums. Les abattoirs sont coincés au milieu. Nous ne faisons plus de marges. » Enfin, dernier argument, « la baisse de la consommation de viande ». Ajoutez l’embargo russe décrété en février 2014 contre la viande de porc européenne pour des raisons sanitaires (des cas de peste porcine africaine chez des sangliers morts en Lituanie et en Pologne) et la coupe du Sniv-SNCP est pleine.
Ce contexte économique a-t-il des conséquences sur l’hygiène, le bien-être des animaux, la santé des travailleurs ? Au vu de quelques ouvrages récemment parus sur les dérives de l’industrie de la viande, il semble bien que cela soit le cas. Dans Omerta sur la viande (Grasset, 2014), Pierre Hinard raconte ainsi son expérience à la tête du service qualité de Castel Viandes. Asticots dans la viande hachée, services vétérinaires absents ou corrompus, pression des industriels, le tableau n’est pas rose. « Castel n’est pas membre du Sniv-SNCP », rétorque François Cassignol. Dans Bon Appétit ! (Presses de la Cité, 2015), la journaliste Anne de Loisy fait, elle, le récit des manquements observés en visitant des abattoirs et cite les rapports qui pointent les dérives graves de la filière : « En 2012, selon des chiffres communiqués par le ministère (de l’Agriculture, ndlr) à la Cour des comptes, […] un établissement de boucherie sur seize ne répond toujours pas aux normes européennes, tout comme un établissement de volaille sur vingt-deux. » Et les salariés écopent. « D’après l’Institut national de recherche et de sécurité, la filière viande est deux à trois fois plus exposée aux risques d’accident du travail que la moyenne nationale des autres activités. Selon son dernier rapport, qui remonte à 2008, l’abattage et la découpe présentent les risques les plus élevés : 15% des salariés y étaient victimes d’un accident avec arrêt de travail, alors que la moyenne nationale, toutes filières confondues, est de 3,8%. » François Cassignol est formel : pas de ça chez lui. « Anne de Loisy n’a visité aucun de nos abattoirs. » Ce que dément pourtant la journaliste, contactée par Terra eco, qui affirme y avoir fait un tour.
Bêtes nourries à l’herbe et au lin
Pour les industriels ou le ministère de l’Agriculture, l’heure de la remise en question ne semble toutefois pas arrivée. « C’est une crise structurelle, souligne Brigitte Gothière, porte-parole de l’association de défense des animaux L214. Mais le système se mord la queue. Au lieu de chercher des solutions, on continue à faire tourner quelque chose qui fonctionne mal. » Et pendant ce temps, les petits éleveurs, ceux qui travaillent avec davantage de respect pour les bêtes, l’environnement et la qualité de la viande, mènent un combat quasi désespéré.
Pierre Bouchez, 66 ans, a créé il y a dix ans un atelier de découpe, Les Viandes du Châteauneuf, dans le Pas-de-Calais. Il y produit des escalopes de veau, des rôtis de bœuf avec des bêtes nourries à l’herbe et au lin, qui viennent de l’exploitation voisine, gérée par son fils. L’homme mène ses bêtes à l’abattoir de Fruges, situé à une douzaine de kilomètres de la ferme. Elles n’ont pas à passer des heures insoutenables entassées dans un camion. « C’est un des derniers petits abattoirs municipaux qui survivent », raconte-t-il. Les petites structures, surtout, ont souffert pendant ces années de concentration. « J’emmène les bêtes, qui montent aussitôt sur la rampe, poursuit-il. Un quart d’heure plus tard, c’est fini. C’est artisanal. » Ceci est impossible avec les abattoirs industriels. « Ils tuent près de 800 bêtes par jour. Ils ne peuvent pas perturber leur chaîne pour trois ou quatre vaches. Alors, on prie pour que notre abattoir perdure. » A plusieurs reprises, Pierre Bouchez a tenté de créer un abattoir avec d’autres producteurs du coin. « Avec 5 millions d’euros, on pourrait y arriver, explique-t-il. Les pouvoirs publics en financeraient la moitié ; les producteurs, le reste. Mais aucun d’entre nous ne peut prendre le risque d’investir. » Comment des éleveurs qui peinent à gagner leur vie pourraient-ils en effet s’endetter sur le long terme et trouver des banques qui leur fassent confiance ?
Mailler le territoire avec des abattoirs de proximité reste donc une nécessité. C’est aussi la conclusion du Livre blanc pour une mort digne des animaux, de Jocelyne Porcher (Le Palais, 2014). L’ouvrage, aussi émouvant que passionnant, évoque la souffrance des bêtes et celle des éleveurs dans un système qui « saccage leur travail ». Il insiste sur « l’urgence » à mettre en place ou à restructurer des abattoirs locaux, à autoriser aussi les abattages en unité mobile et à la ferme, pour l’instant possibles de façon dérogatoire. De cela, pourtant, dépend la capacité des éleveurs « à respecter les animaux jusqu’à la dernière seconde, à préserver la qualité de leurs produits, à pérenniser leurs systèmes d’élevage et, le cas échéant, leurs pratiques de vente en circuits courts ». Pour résoudre le problème, on peut aussi décider d’arrêter de manger de la viande. Mais, quoi qu’il en soit, il est urgent de ne plus considérer les abattoirs comme un sujet tabou. —
(1) Estimation de l’Association nationale interprofessionnelle du bétail (Interbev).
Quelle quantité de viande dans nos assiettes ?
La consommation française de viande par habitant, à la baisse depuis plus de vingt ans, a repris en 2014. Nous consommions 106,2 kg de viande par an et par habitant en 1990, contre 88,1 kg en 2013, mais 88,9 kg en 2014. C’est-à-dire près de 250 grammes par jour, soit l’équivalent de deux steaks hachés. Le porc (40%) est la viande la plus consommée par nos compatriotes, devant le bœuf (29%) et la volaille (28%). Le steak haché est le produit le plus vendu, puisque 70% des ménages en consomment. —
Pour aller plus loin
Le Sniv-SNCP
L214
Les Viandes du Châteauneuf
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