Une entreprise doit-elle répondre de ses actes quand, à l’autre bout du monde, les conditions de production de ses produits violent des droits de l’homme ? Les trois quarts (76%) des Français sondés par l’institut CSA le pensent. Ils regrettent « qu’une multinationale ne puisse être tenue responsable devant la justice des accidents graves provoqués par ses filiales ou sous-traitants », indique l’étude (en pdf) réalisée à la demande du forum citoyen pour la RSE. Sur la scène politique, « l’obligation de vigilance » des maisons mères ne suscite pas la même adhésion. Réunis ce jeudi 29 janvier dans un hémicycle quasi désert, les députés français ont rejeté, à 21 voix contre 17, une proposition de loi allant dans ce sens. L’enjeu n’était pourtant pas anecdotique : un tel texte doit contribuer à éviter que se reproduisent des drames tels que celui du Rana Plaza, cet effondrement d’une usine au Bangladesh dans lequel au moins 1 127 personnes, principalement des ouvriers du textile travaillant pour des marques occidentales, ont perdu la vie.
En 2012, le candidat François Hollande en campagne soutenait pourtant l’idée, déclarant dans un courrier à Amnesty International : « Je souhaite que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons mères. » Ce jeudi pourtant, le gouvernement a demandé le renvoi du texte en commission, un acte qui, aux yeux des ONG, s’apparente à un abandon. Depuis une semaine, ce rétropédalage était attendu. L’avis négatif donné par la commission des lois, le 21 janvier, a suscité une mobilisation citoyenne massive. La pétition « Rana Plaza, Bhopal, Erika : halte à l’impunité des multinationales » lancée à l’initiative de plusieurs ONG sur la plateforme Avaaz a récolté près de 140 000 signatures. Le jour du vote, des dizaines de citoyens ont inlassablement interpellé les députés socialistes, via leurs comptes Twitter pour les inviter à voter la loi.
@BrunoLeRoux Les citoyens veulent éviter un autre Rana Plaza. Votez pour le devoir de vigilance des multinationales jeudi. @socialistesAN
— nolwene (@nol2001) 30 Janvier 2015
Dans l’hémicycle, la députée Europe Ecologie - Les Verts et rapporteure de la proposition de loi Danielle Auroi a tenté de convaincre une dernière fois ses collègues. « La loi française doit demander des comptes aux négriers des temps modernes », assénait-elle. Peine perdue. Malgré la faible présence des députés UMP (3 députés sur les 198 que compte le groupe), de celle des UDI (3 sur 30) et des radicaux (2 sur 18) et la mobilisation du groupe écologiste (12 votants sur les 18 membres du groupe), les députés socialistes se sont majoritairement alignés sur la position du gouvernement. La proposition de loi avait beau émaner d’un allié, ils étaient 16 sur 21 votants (alors que le groupe compte 287 députés) à se prononcer en faveur d’un renvoi du texte de loi. L’ONG Sherpa, qui milite depuis dix ans pour l’adoption d’un tel texte, figure parmi les grands déçus. Sa directrice, Laetitia Liebert, ne baisse pourtant pas les bras.
Terra eco : Vous militez pour l’adoption de ce texte depuis dix ans ; son rejet par les députés est-il surprenant ?
Laetitia Liebert : Plus que surprenant, je dirais qu’il est révélateur. Il montre la soumission du pouvoir politique au monde des affaires, aux entreprises du CAC 40 et à leurs syndicats. Le gouvernement, au lieu de soutenir la proposition de députés de son propre camp et d’honorer une promesse de campagne, fait une contre-proposition au rabais. Celle-ci s’aligne sur les prises de positions de l’Afep (Association française des entreprises privées). Elle ne propose aucune avancée. La seule mesure évoquée est l’adoption par les entreprises d’un code de conduite interne. Celui-ci existe déjà. Ce qui pêche le plus, c’est l’absence de contrainte, qui est le seul gage d’efficacité. Ce vote est révélateur d’un second problème. Le soutien massif de la population au principe de responsabilité juridique des multinationales, exprimé dans le sondage CSA, montre que le vote des députés n’est pas en adéquation avec l’opinion des citoyens.
Pour vous, l’argument économique sur lequel repose le rejet de cette loi n’est pas audible ?
Non. On ne peut pas, sous prétexte de faire un profit maximal, être dispensé du respect minimal des droits humains. Danielle Auroi, dans son discours hier à l’Assemblée, se disait désagréablement surprise par les débats en commission. « J’ai parlé de gens qui meurent. On m’a répondu CAC 40 », racontait-elle. A nos yeux, la responsabilité juridique des entreprises est au contraire une évolution inéluctable. Tôt ou tard, les multinationales vont devoir changer leurs pratiques et ne plus cautionner chez les autres ce qu’on interdit chez nous. Si les groupes français y sont contraints avant les autres, c’est une bonne chose, ils prendront une longueur d’avance sur leurs concurrents et seront mieux préparés. Sur le long terme, ce sera pour eux un avantage compétitif.
Concrètement, qu’imposerait aux multinationales une telle loi ?
Le simple respect des droits humains basiques d’un bout à l’autre de la chaîne de production. On ne demande pas la lune, uniquement que les travailleurs ne meurent pas dans les ateliers, que des enfants ne soient pas exploités… C’est là le cœur du combat, on a un peu tendance à l’oublier. Si l’on n’inscrit pas la responsabilité des maisons mères dans le droit, on accepte un état de fait : que les entreprises normales qui ne commettent pas d’atrocités subissent la concurrence déloyale de groupes sans scrupules. Sous prétexte que les filiales sont plus directement impliqués, les sociétés mères se dédouanent. Pourtant, ce sont elles qui engrangent les bénéfices. Sur le plan économique, cette loi rétablit une justice.
Même sans la menace du droit, et souvent pour des raisons d’image, des multinationales font déjà évoluer leurs pratiques…
C’est vrai. Après la campagne Toxic de Greenpeace, des marques comme H&M, Puma, Esprit ou Levi’s ont pris des engagements. Cela montre que l’exposition des mauvaises pratiques fonctionne. Mais ce type de campagnes, et les enquêtes qui les précèdent, nécessitent des moyens financiers et humains considérables. Même les grosses ONG, comme Greenpeace ou Amnesty International, ne peuvent pas mener ce travail pour toutes les violations. A travers cette méthode, le fameux « name and shame », seules les plus grosses entreprises et les marques les plus médiatiques sont épinglées. C’est pourquoi on ne peut pas lâcher le terrain du droit. La loi reste le meilleur moyen d’avoir une régulation juste qui s’applique à tout le monde. Par ailleurs, ça reste le seul levier pour que les victimes obtiennent réparation après une catastrophe, comme celle du Rana Plaza.
A l’heure actuelle, on n’a donc aucune prise sur les multinationales impliquées dans le drame ?
Quasiment aucune. Notre seule arme consiste à montrer qu’un groupe agit en contradiction avec une communication qui met l’accent sur l’éthique. C’est ce que nous avons tenté de faire avec Auchan l’an dernier. C’est là notre seul point d’ancrage, mais ça ne cible que la partie émergée de l’iceberg. Si une entreprise reste discrète, si elle ne se targue pas de respecter les droits humains, nous n’avons pas prise sur elle, la voie est ouverte à toutes les violations. On est face à un vide juridique. Deux récentes décisions de justice le prouvent. La plainte déposée en 2013 contre Samsung pour son recours au travail forcé et au travail d’enfants dans les usines chinoises a été classée sans suite alors que l’ONG China Labour Watch avançait des éléments solides. La plainte déposée contre Auchan pour son implication dans le drame du Rana Plaza a finalement connu le même sort.
Pour Sherpa, la désillusion est-elle grande ?
Notre association a été créée pour protéger les victimes de crimes économiques commis dans un contexte de mondialisation dérégulée. Depuis dix ans, nous avons eu de belles victoires : le fait que de grosses ONG comme CCFD-Terre Solidaire ou Amnesty international reprennent notre combat. Pourtant, cette loi aurait été notre premier résultat concret. Nous ne baissons pas les bras pour autant. D’une part, parce que sur le plan national, les jeux ne sont pas faits. Une seconde proposition de loi pourrait être déposée en mars prochain, via la niche parlementaire des députés socialistes. D’ici là, si la pression sur les députés se maintient, leurs prises de position peuvent changer. D’autre part, même si la France s’obstine à choisir le statu quo, les choses peuvent bouger ailleurs. Le Royaume-Uni, par sa jurisprudence, s’est déjà engagé dans ce sens. En Suisse, une votation d’initiative populaire est à l’étude. Il en est question en Allemagne aussi. Si des Etats commencent à légiférer sur cette question, on peut raisonnablement espérer que l’Europe suive le mouvement et adopte une directive. Cette loi va dans le sens de l’histoire, c’est un outil concret pour faire avancer les droits de l’homme. Si la France ne l’adopte pas, elle aura perdu la face et manqué une belle occasion d’ouvrir la voie.
Mise à jour du 31 mars : Conditions de travail indignes, ouvriers sous les décombres, maltraitance… L’impunité qui entoure les violations des droits humains par les grandes entreprises pourrait bien s’effriter. Ce lundi 30 mars, l’Assemblée nationale a finalement voté une loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères sur leurs filiales. Si le texte – ardemment combattu par les organisations patronales – passe au Sénat, les plus grandes des entreprises françaises ne pourront plus fermer les yeux sur les dérapages de leurs filiales. Les ONG, qui ont redoublé de virulence depuis le drame du Rana Plaza, saluent « une avancée historique ». Mais contrairement à ce qu’espéraient Sherpa, Amnesty International ou encore le collectif Ethique sur l’étiquette, la charge de la preuve n’a pas été renversée. En clair, il revient toujours aux victimes de violations des droits humains de démontrer les abus commis et la responsabilité de la maison mère. |
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