« Grand projet inutile ». De Poitiers à Lyon en passant par Dunkerque et Dijon, cette expression se propage doucement en France (voir encadré au bas de cet article). Ici, elle désigne une ligne de chemin de fer, là, un projet immobilier ou une salle de sport. Des projets dont on ne veut pas.
Certains d’entre eux ont été répertoriés sur cette carte des projets inutiles, réalisée en 2012 par la revue Mouvements :
Ailleurs, on lance des pétitions en ligne via les sites Change ou Avaaz, en reprenant la notion de « grand projet inutile », et/ou en s’inscrivant dans la lignée de la contestation à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), le « grand projet inutile » le plus contesté. Le tout permet d’élargir l’opposition au-delà du cercle des personnes directement concernées et des militants traditionnels. Certains parlent déjà d’un mouvement « translocal ».
Des investissements au « rendement relativement faible »
La France en aurait-t-elle soudainement marre des grands projets ? Voit-elle les aménagements comme des fardeaux et plus comme une fierté ? En tout cas, elle aurait parfois raison de le faire. C’est ce que pense l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques) – pas connue pour être un porte-drapeau de la décroissance – qui a alerté dans son étude économique sur la France en 2013 :« Certaines lignes de train à grande vitesse (TGV) ne seront sans doute jamais rentables, et des projets prestigieux, notamment la construction du nouveau siège du ministère de la Défense (Furuto, 2012), de stades et d’aéroports régionaux, risquent de représenter une charge pour les générations futures. De même, certaines dépenses d’investissement au niveau local n’auront qu’un effet négligeable sur la croissance future. » |
Contacté par Terra eco, l’économiste Balázs Egert, auteur de ce rapport, se refuse à nommer précisément d’autres projets « peu rentables ». Voilà qui va faire des déçus. Mais il précise : « Le système français d’infrastructures est déjà très développé. Les nouvelles constructions ont donc plus de risques d’avoir une faible rentabilité. C’est notamment le cas pour les lignes TGV et les aéroports régionaux qui ont plus de risques d’avoir un trafic peu élevé. Il faudrait donc mettre en place une évaluation systématique des investissements locaux, avec la présentation de documents précis, dans un cadre unifié au niveau national. »
La faute aux intercommunalités ?
Clément Barbier, doctorant en sociologie des politiques urbaines, estime lui aussi que les grands projets ont tendance à se multiplier. « L’un des éléments qui peut l’expliquer, c’est le développement des compétences des intercommunalités. Le consensus communautaire repose souvent sur une logique de donnant, donnant, c’est-à-dire qu’un élu d’une commune ne votera pour l’implantation d’un équipement intercommunal sur le sol d’une commune voisine qu’en échange d’un projet sur sa propre commune. Et chacun veut avoir de grandes infrastructures ou de grandes installations sportives ou culturelles pour acquérir une visibilité nationale voire internationale. » (1)Mais le sociologue se veut prudent : « Il est toutefois difficile d’affirmer avec certitude que les mobilisations locales sont plus nombreuses ou plus fournies qu’avant, puisque ces mouvements sont difficiles à chiffrer et que la France en a connu régulièrement depuis la plus célèbre d’entre elles qui est le Larzac (contre l’extension d’un camp militaire sur le causse du Larzac, opposition de 1971 à 1981, ndlr). » Clément Barbier fait l’hypothèse que c’est le discours des opposants qui est recevable par une plus large partie de la population. Il cite en particulier :
L’argument de la durabilité des projets : « Cet argumentaire n’est plus réservé à une minorité militante, il a été intégré par une plus large partie de la population. Les promoteurs des projets sont eux-mêmes quasiment contraints de défendre la durabilité de leur projet, même quand il n’a rien de durable. Des contradictions que soulignent les opposants. »
L’argument de la participation. « Les opposants aux projets reprochent aux promoteurs de communiquer sur la démocratie locale sans y travailler réellement, et boycottent souvent les instances de participation. Ces instances ne réunissent souvent les citoyens concernés qu’à trois ou quatre reprises, dans des processus longs, socialement sélectifs et lorsque la plupart des contenus du projet ont déjà été définis. »
L’argument budgétaire : « Les personnes opposées à ces projets viennent souvent rappeler qu’ils vont coûter cher à la collectivité, sans bénéfice évident. Cet argument d’inspiration financière n’était probablement pas mobilisé aussi fréquemment par les militants avant que l’austérité ne s’impose dans les discours publics. Aujourd’hui, il revient systématiquement et souvent au-delà des clivages partisans. Les opposants dénoncent aussi la proximité entre certains dirigeants politiques locaux et certains grands groupes de BTP, comme Vinci, et la perméabilité des acteurs publics au lobbying des grands groupes privés. »
Ce que confirme Loïc Vadelorge, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Est Marne la Vallée et spécialiste des villes nouvelles. « Ces mouvements ne sont pas nouveaux. Dans les années 1960 et 1970, il y a eu de fortes oppositions à la construction de lignes TGV ou à celle des villes nouvelles. Mais à l’époque, une grande partie de la population acceptait l’argument de la modernisation nécessaire. La pression démographique liée à l’urbanisation massive faisait qu’il était peu recevable de s’opposer à certains équipements. »
Ces luttes locales contre les « grands projets inutiles » ne sont donc sûrement pas nouvelles, sont peut-être plus fournies et sont assurément plus audibles. Restent à savoir si elles seront plus écoutées, et plus entendues.
La longue histoire des « projets inutiles »
Cette nouvelle expression de « grand projet inutile » est-elle une histoire ancienne ? Pour comprendre, nous avons cherché son origine. Son intitulé exact est né en 2010, dans la Charte d’Hendaye, un document plutôt confidentiel signé par des associations locales et altermondialistes. Mais il se rapproche beaucoup d’une autre, née en Belgique dans les années 1980 : « grands travaux inutiles ». Dans une émission diffusée par la RTBF, le journaliste Jean-Claude Defossé épinglait chaque dimanche un aménagement inutile ou absurde. En 1986, il montrait par exemple comment on avait construit un énorme aqueduc pour faire passer une autoroute au-dessus d’un simple lac artificiel que l’on venait de creuser.
Quand Jean-Claude Defossé animait son émission, c’est après leur construction que ces projets faisaient débat. Aujourd’hui, les manifestants français s’opposent en anticipation. Le journaliste belge – devenu député écolo de la région bruxelloise – assure ne pas être au courant de la résurgence de son expression. Mais comprends : « Dans une période où l’on demande à chacun de faire des sacrifices pour l’austérité, les citoyens demandent des comptes et s’assurent que l’on gère correctement les deniers publics. Il faut parfois se méfier des élus locaux qui sont des dikkeneks comme on dit en Belgique. »
L’ancien journaliste précise : « On fait encore aujourd’hui partout des projets hasardeux. Mais, en Belgique, les personnes qui démarrent un projet sont très prudentes, parce que l’expression “grands travaux inutiles” est passée dans le langage courant. » C’est tout ce que l’on souhaite aux « grands projets inutiles ».
(1) Clément Barbier cite l’étude de Fabien Desage et David Guéranger : La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, (Editions du Croquant, coll. Savoir/Agir, 2011).
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