C’est l’histoire d’une étiquette dont certains ont du mal à se dépêtrer, un peu le sparadrap du capitaine Haddock. Quand vous jetez votre dévolu sur un chaise cassée-réparée-customisée dans une ressourcerie, vous ne le savez peut-être pas, mais vous achetez un déchet. Le terme n’a rien de péjoratif, il est juridique. « Un produit devient un déchet dès lors qu’il est abandonné par son détenteur et que la personne qui le récupère ne l’utilise pas, soit parce qu’il n’est pas en l’état soit parce qu’elle n’en a pas le besoin immédiat », explique Carl Enckell, avocat spécialisé en droit de l’environnement. Pour les particuliers, adopter un déchet ou un produit a peu d’importance. Pour les entreprises en revanche, l’étiquette « déchet » ou « produit » peut changer la donne. A tel point que les recycleurs se battent pour que les matières qu’ils vendent ne soient plus estampillées « déchets ».
Aujourd’hui, du chiffon d’essuyage au carton, rien de ce que commercialisent les recycleurs n’est considéré comme un produit. Quand ils entrent dans la chaine du recyclage, les matériaux deviennent des déchets pour toujours, peu importe les traitements qu’ils subiront pour être valorisés puis revendus. L’enjeu est d’autant plus important dans le secteur du bâtiment qui remplit à lui seul 73% des poubelles françaises, soit 260 millions de tonnes de déchets chaque année. Depuis le début des années 1980, les granulats issus de la déconstruction des bâtiments peuvent, une fois triés et concassés, être revendus et utilisés, pour les revêtements routiers, par exemple. Le procédé a fait ses preuves et des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Belgique l’utilisent depuis longtemps. En France, seules 20 millions de tonnes de déchets sont valorisées de la sorte chaque année. Pourquoi ? « En partie à cause du statut de déchet », selon le Syndicat des recycleurs du BTP.
Un déchet, des contraintes supplémentaires
Jusqu’en 2008, les professionnels collectaient des déchets qu’ils transformaient et revendaient, sans s’interroger sur le statut des produits qui sortaient de leurs lignes de recyclage. Tout a changé avec une directive européenne de 2008, transposée en France en 2010 et en 2012. Le texte définit le passage du statut de « produit » à celui de « déchet ». Or, au delà des étiquettes, être classé dans l’une ou l’autre des catégories a des conséquences. « Quand un produit devient un déchet, il est soumis à certaines obligations en termes de stockage, de traçabilité, de transport et de passage de frontières », souligne Carl Enckell. Problème : si le produit peut devenir un déchet, l’inverse n’est pas possible ! Quid de la revalorisation et de l’économie circulaire ? « On s’est rendu compte que le texte prévu pour protéger l’environnement pouvait bloquer les pratiques vertueuses », résume l’avocat.
Face à ce casse-tête juridique, la Commission européenne a permis à certains matériaux d’échapper à leur condition de rebut. Les débris métalliques, le verre et le cuivre ont ainsi retrouvé leurs lettres de noblesse à l’échelle communautaire. Dans l’Hexagone, une procédure de sortie du statut de déchet a également été prévue par un décret du 30 avril 2012.
Deux années pour un dossier
En théorie, les professionnels n’ont qu’à monter un dossier et le présenter au ministère de l’Environnement qui décide, après avis d’une commission, de la possibilité ou non de sortie du statut de déchet pour l’ensemble de la filière. Mais, petite difficulté, « il faut déposer un nouveau dossier pour chaque matière recyclée et chaque usage », explique Anne-Claire Beucher, de la Fédération des entreprises du recyclage. En clair, ce sera un dossier pour les granulats destinés à l’usage routier, un pour ceux promis au béton recyclé, etc. « Il s’agit de reconnaître des pratiques de valorisation qui existent depuis longtemps pour certaines filières, sans pour autant s’exonérer des obligations environnementales et de qualité des matières recyclées. » Or, et c’est là que les recycleurs ont le blues, en deux ans, seul le bois d’emballage destiné aux chaufferies a réussi à bénéficier de cette procédure, en juillet 2014 ! « Beaucoup d’autres dossiers ont été déposés, ajoute Anne-Claire Beucher. Mais pour le moment, cela patine. »
Les professionnels du bâtiment avaient pourtant bon espoir. En septembre 2014, durant sa conférence de rentrée, la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, avait annoncé la sortie imminente du statut de déchet pour les granulats du bâtiment, ceux qui sont cachés dans nos routes. Depuis ? Rien. Le texte bute sur des détails techniques et la dernière réunion sur le sujet, en mars dernier, s’est soldée par un échec. Parmi les recycleurs, certains sont convaincus que des lobbys jouent en leur défaveur. Car si la bataille est d’abord juridique, elle comporte aussi des enjeux économiques.
« Nous sommes dans une filière où il y a encore de grandes possibilités de croissance », explique-t-on au Syndicat des recycleurs du BTP, qui estime que 100 millions de tonnes de déchets du secteur échappent chaque année au recyclage. « Si les gouvernants veulent vraiment que l’on recycle, il faut qu’ils nous le prouvent. » Des syndicats aux chefs d’entreprise en passant par les services juridiques, on commence à perdre patience. Pour eux, c’est une certitude : la valse des étiquettes suffirait à booster leur marché.
Plus de donneurs et plus d’acheteurs
« Dès que l’on sera sortis du statut de déchet, nous recevrons davantage de matières premières », promet Antoine Pereira, ingénieur développement chez Yprema, un des leaders du secteur. Car il est un détail qui a son importance : un déchet engage la responsabilité du producteur initial, même s’il est valorisé. Seul le passage du statut de déchet à celui de produit pourrait dégager le détenteur initial de toute contrainte. « Je connais des entreprises et même certaines collectivités qui préfèrent enfouir leurs déchets plutôt que de les valoriser pour éviter d’avoir des soucis dans vingt ou trente ans, ajoute l’ingénieur. Pourtant, je ne connais aucun cas où la responsabilité du pollueur a été mis en cause. Pour eux, c’est juste une façon de se protéger. » Côté débouchés aussi, la sortie du statut de déchet pourrait, selon lui, changer la donne : « Vendre un déchet n’est pas valorisant. Personne ne voudrait avoir une route ou une cour d’école en déchets. Le mot nous empêche de décrocher certains marchés. On chipote sur des détails alors que les déchets du bâtiment, ce ne sont que de l’eau, du sable et des cailloux. Chez Yprema, on les recycle depuis 1984. Pourquoi nous refuser aujourd’hui une reconnaissance qui nous semblait évidente ? » Ces tribulations administratives semblent surtout en contradiction avec l’objectif fixé par la loi de transition énergétique de recycler 70% des rebuts du BTP d’ici à 2025.
Sans oublier que d’autres filières, comme le papier, le plastique ou les solvants régénérés attendent eux aussi de passer de la case « poubelle » à la case « produit ». « Si on veut doper l’économie circulaire, il faut se donner les moyens de le faire », souligne l’avocat Carl Enckell, qui continue d’instruire de nouveaux dossiers. Ce sera peut-être long, mais il est persuadé que le droit comprendra à son tour que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
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