Terra eco : Les appels à la mobilisation, à la responsabilisation, voire à la résistance citoyenne ont fleuri après les attentats du 13 novembre. Les citoyens vont-ils saisir cette opportunité ?
Marc Crépon : Les événements récents constituent un traumatisme dont nous ne sommes pas encore remis. La logique de la terreur provoquée par des attentats, comme ceux du 13 novembre dernier, est d’enfermer chacun dans la crainte de sa répétition. Elle est de nous isoler, de nous séparer, de nous méfier de tout, de perdre confiance dans les lieux que nous fréquentons, les individus que nous croisons, les transports que nous utilisons. Cette logique, chacun en a intuitivement conscience. Et c’est d’abord pour ne pas tomber dans son piège que les individus se mobilisent. Chacun invente, avec les autres, les moyens de ne pas céder à sa contagion. C’est déjà l’exercice d’une première forme de responsabilité. Mais il y a davantage. La responsabilité, c’est aussi de résister, passée la sidération de l’événement, à deux choses : d’abord une interprétation réductrice, simplificatrice, comme le sont toutes celles qui conduisent à la stigmatisation des musulmans. Ensuite la tentation de mesures et de solutions extrêmes qui reviendraient à transiger sur les principes qui définissent notre citoyenneté. C’est alors d’une autre résistance citoyenne qu’il s’agit. Celle qui refuse de se laisser prendre à toutes les instrumentalisations politiques de nos émotions : notre colère et notre peur.
Les élections à venir peuvent-elles marquer le point de départ d’une renaissance citoyenne ?
Elles le devraient ! Mais ce qui s’annonce ne semble pas aller dans ce sens. On prévoit à nouveau un très fort taux d’abstention, une forte poussée du parti d’extrême droite. Si le Front national doit sortir grand gagnant des élections, comme on nous le laisse pressentir, il faut espérer que nombreux seront les citoyens et citoyennes qui le vivront comme un séisme politique. Et que cela les incitera à se mobiliser, à convaincre autour d’eux tous ceux et celles qui se sont lassés de croire en la politique de reprendre le chemin des urnes, en comprenant que tous les choix ne se valent pas, qu’ils n’ont pas les mêmes conséquences et donc qu’il faut choisir – parce que l’expression de son choix (que signifie la participation à une élection) est la première des responsabilités citoyennes.
Le vote est donc le premier des outils de mobilisation ?
Oui ! Voter est la première et la plus urgente des manifestations possibles de notre résistance à tout ce qui menace et nous inquiète aujourd’hui. Parce qu’à chaque fois que l’on vote, nous rappelons notre attachement indéfectible à la démocratie et aux libertés qui vont avec, dont celle de voter fait partie. Et nous savons que cet attachement et ces libertés sont les premières choses que les assassins veulent détruire en semant la terreur.
N’y a-t-il pas antinomie entre l’expression – urgente – d’une envie de sécurité et ces appels à la vie ? A la fois du repli sur soi et de la résistance ?
L’antinomie n’est pas tant entre le besoin de sécurité et ces « appels à la vie » qu’entre les mesures sécuritaires que ce besoin pourrait nous conduire à accepter sans protester (et peut-être même à réclamer) et les libertés qu’elles viendraient restreindre. Et cela, parce que lorsque nous exprimons notre volonté de continuer à « vivre » malgré la menace, ce sont avant tout ces espaces de liberté que nous voulons préserver et même réinvestir. La sécurité est contraire à la vie, lorsque ce qui se décide ou se décrète en son nom court le risque de se retourner en une forme durable d’insécurité. Etendre les possibilités de déchéance de la nationalité, comme semble le vouloir le gouvernement, risque de constituer à terme une insécurité de cet ordre.
Que pourrait exprimer un vote massif pour le Front national dans cette actualité ? Une abstention massive ?
Ces deux choix confirmeraient que les partis traditionnels de gouvernement se sont progressivement coupés des électeurs. Que la gauche – au gouvernement – a laissé se dissoudre, année après année, ce qui constituait jusqu’alors le peuple de gauche et qu’elle ne sait plus rassembler. Ces deux choix valideraient aussi que les divisions de la droite, son jeu trouble avec les idées de l’extrême droite ont fini par se retourner contre elle, la rendant peu crédible. Braconner sur les terres de l’extrême droite, comme l’ont fait quelques-uns de ses dirigeants, a d’abord profité à cette même extrême droite, en donnant à sa rhétorique délétère et à ses thèmes de prédilection une légitimité qu’il y a quelques années encore beaucoup, à juste titre, se gardaient de lui reconnaître.
A toutes ces questions profondes sur l’état de notre société s’ajoute celle sur le changement climatique qui se discute au Bourget lors de la COP21. Sommes-nous au bord d’une renaissance ou à l’inverse d’un effondrement ?
Il y a quelque chose de saisissant dans la concomitance du traumatisme provoqué par les attentats du 13 novembre et la COP21. La seconde nous renvoie, en effet, à une autre forme d’insécurité qui appelle, de façon urgente, la responsabilité de tous devant les générations futures, celle de la dégradation de l’environnement ; et elle nous rappelle que si l’on veut exiger des gouvernements qu’ils assurent notre « sécurité », celle-ci doit être entendue de plus d’une façon et que son sens s’étend au-delà des limites temporelles de notre propre vie – c’est-à-dire du court terme. Je voudrais croire que la COP21 contribuera au réveil des consciences, qui signifie toujours la perception d’un intolérable. Ce qu’il faut en attendre, au-delà des décisions gouvernementales, c’est qu’elle fasse reculer, par conséquent, le seuil de tolérance du plus grand nombre pour toutes ces pratiques individuelles et collectives qui ne cessent d’accélérer cette dégradation. Ce qui n’est plus possible, c’est de rester indifférent, de fermer les yeux et de se boucher les oreilles, car nous savons désormais qu’une telle indifférence s’apparente à un consentement meurtrier. Ne rien dire, laisser faire, sans protester, sans résister, c’est consentir à toutes les destructions à venir qu’on nous prédit, si nous ne faisons rien. Nous ne pouvons tout simplement plus faire semblant de l’ignorer.
La peur est-elle devenue le guide de notre société ?
La peur n’est pas toujours illégitime. Il arrive même qu’elle soit indispensable. Il serait grave aujourd’hui de ne rien craindre, quant à l’environnement, car ce serait le meilleur alibi pour ne pas agir ! Avoir peur des conséquences du réchauffement climatique, c’est donc tout le contraire d’un repli sur soi égoïste et individualiste, c’est manifester son souci des générations futures. Ce devrait être le premier devoir de tout responsable politique, mais ce pourrait être aussi une manière parmi d’autres de repenser la responsabilité citoyenne. Ce dont nous avons besoin par-dessus tout, c’est de trouver, d’inventer, à nouveaux frais, les moyens collectifs d’échapper aux calculs à court terme des intérêts partisans (ceux des Etats, jaloux de leurs prérogatives souveraines, autant que des lobbies industriels) qui conduisent toujours à faire passer ce souci au second plan. Il faut donc distinguer parmi les peurs celles qui doivent être surmontées et celles qui peuvent nous guider pour inciter à l’action.
Dernier livre paru : La gauche, c’est quand ? (Editions des Equateurs, 2015).
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