Une vague végétarienne déferle-t-elle sur la France ? Pas si vite. On est encore très loin d’un raz-de-marée tofu-graines germées. Les chiffres en la matière sont rares. L’Union végétarienne européenne avance qu’au pays du bœuf bourguignon le nombre de végétariens tourne autour de 2 % de la population. Ils seraient 3 %, selon notre sondage (lire ici). Ce qui place la France en queue de cortège européen. Ils sont en effet 6 % au Royaume-Uni, 9 % en Suisse et en Allemagne. Pas de quoi craindre l’extinction des boucheries. Pourtant, le végétarisme marque des points dans l’Hexagone ces temps-ci. Des indices ? On vous les donne pêle-mêle. Le nombre d’adhérents à l’Association végétarienne de France a doublé en trois ans.
Un joli logo « Convient aux végétariens » a fait son apparition sur une sélection de produits surgelés de la chaîne de supermarchés Picard. Dans la capitale, il n’y a pas si longtemps, les rares restos sans chair animale dans l’assiette faisaient fuir les gourmets avec leurs jus de carotte fadasses et leur triste riz complet macrobiotique. Mais depuis peu fleurissent des adresses bien plus attirantes. « Un vent de glamour, venu des pays anglo-saxons, souffle sur la planète veggie parisienne », écrit même Alcyone Wemaëre, auteure d’un indispensable guide Paris végétarien (Parigramme, 2012).
Glamour, les végétariens frenchy ? Pas tant que ça. Chez nous, pas de Natalie Portman, l’actrice oscarisée, ou de Paul et Stella McCartney, l’ex-Beatle et sa fille styliste, pour faire l’apologie de la vie sans viande. Non, ce que nous avons – depuis peu –, ce sont des intellos qui font leur coming out végétarien, avec des arguments philosophiques.
Le coming out des gens de lettres
Marcela Iacub, juriste, essayiste et chroniqueuse dans Libération est connue pour bousculer les idées reçues, sur la sexualité notamment. Mais l’an dernier, dans son ouvrage Confessions d’une mangeuse de viande (Fayard), c’est en végétarienne subitement convertie qu’elle surprend. Cette Argentine élevée comme il se doit à la parrilla, le barbecue local, à qui les bouchers parisiens faisaient de l’œil tant sa passion pour leur art était grande, a subi un choc profond en lisant un texte de Plutarque, Manger la chair.
Le grand patron de l’hebdomadaire Le Point, Franz-Olivier Giesbert, connaît lui aussi ce texte de Plutarque. Mais son dégoût pour les animaux morts lui vient, à l’origine, de son amour pour saint François d’Assise. Il consacre à son statut de végétarien quelques chapitres de son dernier essai, paru au début de l’année, Dieu, ma mère et moi (Gallimard). Alors, non, c’est vrai, tout ça ne forme pas un raz-de-marée végétarien… Mais on peut, sans trop exagérer, parler d’une nette tendance. La meilleure preuve ? Elle nous vient de l’industrie de la viande elle-même. René Laporte et Pascal Mainsant ont tous les deux fait leur carrière dans le secteur, sont membres de l’Académie de la viande – un organisme chargé d’en faire la promotion – et viennent de signer La viande voit rouge, chez Fayard. Ce qu’ils appellent le « front antiviande » – cette « sorte de galaxie de la cause “ animalitaire ” et environnementale » – fait, selon eux, beaucoup de bruit. Et ça les énerve.
Prise de conscience
Les deux auteurs essayent, avec plus ou moins de bonne foi, de démonter les arguments « anti-viande ». Pour eux, tout va bien, on peut continuer comme si de rien n’était. Il n’y a pas de souffrance dans les abattoirs. On peut nourrir la planète, avec 9 milliards d’humains en 2050, en consommant toujours autant de viande. La FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui rend l’élevage responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre ? Elle exagère, tout simplement.
Il faut dire que les charges médiatiques contre l’industrie de la viande se sont multipliées ces derniers temps. Il y a eu l’enquête Bidoche de Fabrice Nicolino en 2009 (aujourd’hui en poche, chez Babel) décrivant un « système échappant à tout contrôle social et moral ». En 2010, c’est le Faut-il manger les animaux ? (L’Olivier) de Jonathan Safran Foer qui a frappé les esprits. Au terme d’une longue et passionnante plongée dans l’élevage industriel et traditionnel, l’écrivain américain conclut que « la viande éthique est une promesse, non une réalité » et prend la décision de devenir végétarien. En 2011, on a pu lire encore dans Le livre noir de l’agriculture, d’Isabelle Saporta (Fayard), l’abominable calvaire subi par les cochons avant de devenir lardons. La télé aussi s’y met et à des heures de grande écoute. Arte passait une soirée entière en mars dernier à nous demander « Faut-il manger de la viande ? » Et un mois plus tôt, Envoyé spécial, sur France 2, diffusait un reportage baptisé « La viande dans tous ses états » qu’il était déconseillé de montrer aux moins de 10 ans. Et pour cause : on y voyait des scènes de souffrance animale insoutenables. On y apprenait aussi que 30 des 275 abattoirs français présentent des défauts importants, voire graves, et devraient être fermés, selon l’Union européenne !
Emotions et barquettes en plastique
Impossible de se confronter à ces réalités, puis de mettre un bifteck dans son assiette sans malaise. Impossible, si l’on commence à regarder son jambon en face de ne pas s’interroger sur la crise écologique et sur notre rapport aux animaux. 75 % des personnes que nous avons sondées affirment être végétariennes pour ne pas les faire souffrir. C’est la principale motivation. Pas étonnant. Car, dit en substance la philosophe Florence Burgat, auteure d’Une autre existence : la condition animale (Albin Michel, 2012), notre époque vit un paradoxe violent.
D’un côté, on prend conscience que les animaux ont des émotions aussi complexes que les nôtres. De l’autre, les milliards de bêtes que nous tuons chaque année nous apparaissent sous forme de simples produits, dans des barquettes en plastique ! Alors les végétariens ne sont pas encore légion, certes. Mais leur mode de vie nous met face à nos contradictions. Les questions qu’ils soulèvent se glissent de plus en plus dans le débat sur notre alimentation. Et si on commençait à y réfléchir sérieusement ? A table ! —
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