Des galeries désertes aux murs délabrés, des plantes jaunies, des grilles baissées et des escalators au point mort : bienvenue au mall de Rolling Acres, dans l’Ohio (voir le diaporama). Aux Etats-Unis, ce sont 15% des centres commerciaux qui devraient fermer ou se reconvertir dans les dix prochaines années. En France, nos ZAC (zones d’activité commerciales) et nos complexes marchands connaîtront-ils le même destin ? Une étude, publiée en novembre par la fédération pour l’urbanisme et le développement du commerce spécialisé Procos le suggère. On y lit que « le nombre de locaux non exploités pour une durée indéterminée a augmenté de 50% ces deux dernières années ». En 2014, les espaces vacants occupaient 7,6% des galeries marchandes contre 4,6% en 2012. S’il est trop tôt pour imaginer une prolifération de magasins fantômes dans l’Hexagone, le chemin se dessine. « La friche n’est qu’une vacance qui s’installe dans la durée », rappelle Arnaud Gasnier, maître de conférence CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en géographie et aménagement du territoire à l’université du Mans.
Vendu pour un euro symbolique
La lumière criarde de leurs néons ne fait pas illusion, la liste des centres commerciaux moribonds s’allonge : en 2013, la municipalité de Calais (Pas-de-Calais) a racheté pour un euro symbolique, le 4B, ouvert sept ans plus tôt. A Saint-Quentin-en-Yvelines (Yvelines), le centre commercial SQY Ouest ouvert en 2005, réfléchit depuis trois ans à sa reconversion faute d’avoir trouvé sa clientèle. Quant au Millénaire d’Aubervilliers, une journaliste de StreetPress partie s’y promener un jour de soldes a découvert « une Fnac aussi silencieuse qu’une bibliothèque ». Certes, les plus gros, les plus ancrés, les plus judicieusement implantés des malls français sont toujours bondés le samedi après-midi : « Ce n’est pas un effondrement, assure Philippe Moati, économiste cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). Mais on voit s’allumer des clignotants, les mêmes que ceux qui ont annoncé le déclin des supermarchés il y a dix ans. » La fréquentation, par exemple, « a chuté de 13% sur l’ensemble des centres commerciaux français depuis 2008 », indique Michel Pazoumian, délégué général de l’association d’enseignes Procos.
Vacance en hausse, fréquentation en berne et pourtant… « Alors que la demande stagne, on n’a jamais construit autant de centres commerciaux » note Arnaud Gasnier. Le parc français s’étend aujourd’hui sur 14,5 km2, la superficie d’une ville moyenne. Sur ces milliers de mètres carrés « 6,6% ont été livrés au cours des cinq dernières années », selon une étude de CBRE, un groupe de conseil en immobilier d’entreprise (en pdf), avec un volume d’investissement à un niveau historiquement élevé. Si la tendance se poursuit, en 2020, « le parc de surfaces commerciales devrait présenter un surplus de 30 à 40 millions de m2, ce qui correspondra à 20-25% du parc constitué à cette date », prédit Pascal Madry, le directeur de l’Institut pour la ville et le commerce dans la revue Etudes foncières.
Et autant de terres artificialisées inutilement. Parmi les onze complexes actuellement en construction, les projets pharaoniques et contestés du groupe Immochan, dans le Val-d’Oise avec EuropaCity ou à Rouen, témoignent de cet appétit. « Les nouveaux centres viennent cannibaliser les anciens », déplore Michel Pazoumian.
Bulle financière sans garde-fous
En bref, les locaux se vident, tandis que les promoteurs s’entêtent à faire tourner la bétonnière. Un paradoxe que le délégué général de Procos observe depuis dix ans. « La prolifération des centres commerciaux est portée par une bulle financière, non par le marché et ses acteurs réels », constate-t-il. Pour lui, les racines du problème remontent à l’arrivée des pétrodollars, à la fin des années 1970 : « Leur arrivée a mis beaucoup d’argent en circulation, et les acteurs de la finance se sont engagés dans une course perpétuelle aux nouveaux placements. » Depuis une dizaine d’années, l’immobilier commercial a la cote : « Il est plus rentable que le logement, moins cyclique que l’immobilier de bureau, car protégé par des baux très longs, de neuf ou dix ans », poursuit l’économiste. Pendant toute cette période, les promoteurs sont assurés de percevoir leurs loyers. Que la clientèle soit au rendez-vous ou non. Les commerçants étant les seuls à payer les pots cassés, la plupart des projets sont menés sans que les investisseurs s’attardent sur leur viabilité. « Si c’était le cas, les surfaces seraient très souvent divisées par deux », estime Michel Pazoumian.
Car l’expansion ne bute sur aucun garde-fou. « La décision de construire ou d’étendre un centre commercial devrait être une question d’aménagement, estime Arnaud Gasnier. « Or, les élus se focalisent sur les retombées financières et les promesses d’emplois », déplore le géographe. « Si vous dites à un élu : “Je vous fais un centre de 2 000-3 000 mètres carrés qui générera 300 emplois”, il se fiche de savoir si le projet correspond aux besoins du territoire », renchérit Michel Pazoumian. Ainsi, les promoteurs avides de terre n’ont aucun mal à obtenir leurs feux verts.
Un commerce historiquement daté
Le hic, c’est qu’en France comme aux Etats-Unis la logique « Build it, they will come » (« Construisez, ils viendront ») ne fonctionne plus. Première responsable : la crise. « Depuis 2008, on constate un vrai désir d’épargne de la part des Français, constate Philippe Moati de l’Obsoco. Or, aller dans un centre commercial, c’est se rendre dans un lieu dédié à la consommation. On en ressort soit frustré, soit coupable d’avoir consommé. » Et quand ils ne sont pas snobés, ces palais des désirs contrariés sont traversés d’un pas pressé. « On passe aujourd’hui cinquante minutes à faire ses courses du quotidien contre une heure et demie dans les années 1970 », souligne Arnaud Gasnier.
La mauvaise conjoncture, pourtant, n’explique pas tout. Pour Philippe Moati, les centres commerciaux sont surtout « historiquement datés ». Parent proche de la zone d’activité, ces espaces sont les rejetons de l’urbanisme de zonage. « Dans les années 1970, on pensait que chaque zone du territoire devait avoir une fonction particulière : vivre, travailler, consommer…, poursuit Philippe Moati. Entre tous ces pôles dédiés à un seul type d’activité, la voiture était reine. » Philippe Gargov, géographe et fondateur du cabinet de conseil en prospective urbaine, Pop-up urbain, confirme : « Les centres commerciaux sont la quintessence de l’étalement urbain, les promoteurs ont pris l’habitude de s’éloigner de la centralité pour avoir des espaces plus grands pour pas cher. » Et les consommateurs ont suivi le mouvement. « Aujourd’hui encore, des gens sont prêts à parcourir 200 à 300 kilomètres pour aller chez Ikea », reconnaît Arnaud Gasnier. Mais moins souvent. « La désaffection pour les centres commerciaux s’inscrit dans une crise du périurbain », estime Philippe Gargov. Son diagnostic s’appuie sur une étude de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) qui montre l’allongement des trajets domicile-travail lié à l’étalement urbain. « Or, quand les gens font déjà une heure trente de voiture par jour, ils sont plus réticents à l’idée de se remettre au volant pour aller au centre commercial le week-end, estime le géographe. Dans le même temps, les automobilistes se font plus rares au cœur des métropoles. »
« L’artificiel n’est plus synonyme de modernité »
Le centre commercial victime collatérale du déclin de l’auto ? Avec 83% des ménages français toujours motorisés, selon l’Insee, la menace reste modérée. « La plus grande faiblesse de ces espaces, c’est de réduire l’individu à son rôle de consommateur », estime Thibaut Besozzi, doctorant en ethnologie. Or, les aspirations des individus évoluent. « Dans les années 1970, les centres commerciaux constituaient une réponse rapide à l’émergence d’une consommation de masse avec une classe moyenne qui grossissait extrêmement rapidement », renchérit Philippe Moati. Depuis, la société s’est transformée. « Cette classe moyenne homogène a laissé place à une société plus fragmentée, où la consommation standardisée n’est plus valorisée », explique l’économiste. E-commerce, consommation collaborative sont autant d’options individualisées qui détournent les ménages des centres commerciaux. « On constate aussi le sursaut d’un commerce de proximité, qui se réhumanise, note Philippe Moati. L’artificiel n’est plus synonyme de modernité. »
« De l’espace de vente au lieu de vie ? »
Les nouveaux complexes tentent d’intégrer cette évolution des mentalités. « Ils mettent l’accent sur le respect de l’environnement, font entrer la lumière naturelle, s’équipent de panneaux photovoltaïques » constate Arnaud Gasnier. « Mais globalement, comme le consommateur a été habitué à la nouveauté, on cherche surtout l’effet de surprise », poursuit-il. Piste de ski d’intérieur, parc aquatique, salles de spectacle et de cirque… A Gonesse (Val-d’Oise ), le futur complexe EuropaCity fait le pari des loisirs pour justifier ce complexe XXL.
Les chercheurs prônent une planche de salut plus modeste : stopper la fuite en avant et sortir les centres existants de leur carcan marchand. Première option : les reconnecter à la ville. Arnaud Gasnier imagine les futurs complexes « intégrés aux campus, aux quartiers de bureaux, mêlant activités commerciales et culturelles ». Deuxième piste : inventer de nouvelles fonctions. Chez Pop-up urbain, Philippe Gargov voit dans les centres commerciaux des futurs « espaces de troc, de bricolage ou de création ». De son côté, Thibaut Besozzi identifie même, dans ces espaces, un potentiel de service public. Dans sa monographie d’un centre commercial de Nancy, il constate que le lieu a d’ores et déjà plusieurs fonctions : « les personnes âgées y viennent pour discuter, les lycéens pour draguer entre deux cours, les marginaux pour avoir chaud, observe-t-il. C’est un peu l’équivalent du jardin public pour l’hiver ». Selon lui, « une impulsion politique suffirait à changer ces espaces de vente en lieu de vie ».
A lire aussi :
Le dossier de Terra eco : « Les hypers en bout de course(s) »
Le commerce dans tous ses états, d’Arnaud Gasnier (Presse universitaires de Rennes, 2014)
La Nouvelle Révolution commerciale, de Philippe Moati (Editions Odile Jacob, 2011).
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