« Ce fut un peu inopiné comme découverte », se souvient Emmanuel Mahieu, chercheur au groupe infrarouge de physique atmosphérique et solaire (Girpas) de Liège, en Belgique. A l’époque, une étudiante y bûche sa thèse. Pour pousser plus loin ses recherches qui visent à déduire, à partir d’observations, l’abondance des gaz dans l’atmosphère, on l’encourage à remonter le temps. Elle applique alors sa méthode à toutes les données recueillies depuis les années 1990 par la station de Jungfraujoch, située à 3 580 mètres d’altitude, au cœur des Alpes suisses. « Quand on a regardé les résultats, on s’est dit qu’il se passait quelque chose. On s’attendait à une baisse d’éthane de 1% par an ; à l’inverse, on a observé une hausse de 5% depuis 2009 », souligne Emmanuel Mahieu [[Voir l’étude.
L’éthane ? Un gaz « à la croisée des chemins », selon le scientifique. Emis principalement lors du transport d’énergie ou au sortir d’une exploitation d’hydrocarbures sujette aux fuites, c’est d’abord un bon indicateur de la qualité de l’air. Gaz dit « précurseur d’ozone troposphérique », il accélère la formation du mauvais ozone, celui qui, à proximité du sol, « provoque toux, irritations pulmonaires et oculaires », selon un document du ministère de l’Ecologie (voir pdf). Mais c’est aussi un gaz qui en dit long sur son cousin, le méthane. Car les deux gaz se trouvent associés dans les couches géologiques de la terre. Aussi, quand l’un s’échappe-t-il, l’autre aussi. Or, le méthane a un fort pouvoir réchauffant et inquiète depuis plusieurs années la communauté scientifique.
Un coupable made in USA
Jusqu’au début des années 2000, les données de la station Jungfraujoch étaient formelles : les émissions d’éthane étaient en diminution, lente mais constante. « Les gouvernements s’étaient efforcés de réduire les émissions en obligeant les industriels à réduire les fuites sur leurs exploitations, en limitant aussi la dispersion des vapeurs dans les stations essence… », énumère Emmanuel Mahieu. Un bel effort. Annihilé en 2005 quand le compteur s’affole. Les chercheurs se grattent la tête. Et trouvent le coupable parfait. Car à des milliers de kilomètres de là, une armée d’industriels forent le territoire américain à la recherche d’un nouvel eldorado : le gaz de schiste. Alors qu’ils transforment leur sol en gruyère, les Américains lâcheraient aussi des quantités importantes de méthane (et donc d’éthane) dans l’atmosphère. On le soupçonnait. Mais on peinait à le prouver, le méthane ayant pour handicap d’avoir des sources d’émissions fort diverses : puits d’hydrocarbures donc, mais aussi bétail, marécages, etc. Pis, sa durée de vie dans l’atmosphère – environ dix ans – rendait également les corrélations difficiles.
Via l’éthane – aux sources d’émissions peu diverses et à la durée de vie très courte –, les chercheurs belges confirment les craintes. Et, pour étayer encore leur théorie, contactent leurs collègues nord-américains occupés à scruter le ciel depuis des stations du Colorado, du Grand Nord, de Toronto… Les données là encore coïncident : si l’abondance d’éthane grimpe en Europe, c’est aussi le cas outre-Atlantique. Mieux, interrogés à leur tour, des chercheurs de Nouvelle-Zélande secouent la tête : pas d’éthane repéré chez eux. Vu la courte durée de vie du gaz et le temps qu’il faut pour qu’il contamine l’hémisphère sud, « cela nous dit bien que la source est dans l’hémisphère nord ».
Une courbe qui s’infléchit
Pis, au vu des observations et de leurs modélisations, les chercheurs peuvent désormais l’affirmer : les inventaires d’émissions tenus et publiés par les Etats sont largement sous-estimées : « Elles sont trop basses par rapport aux niveaux que nous avons observés », souligne Emmanuel Mahieu. Et l’homme de nuancer : « Les inventaires, c’est facile de les critiquer, mais difficile de les établir. Ils sont en partie basés sur des données économiques – par exemple, le nombre de litres d’essence vendus aux Etats-Unis. »
Et demain ? Le compteur va-t-il à nouveau s’inverser ? Emmanuel Mahieu le rappelle : « L’exploitation des gaz de schiste dépend du coût du baril. Quand le pétrole est moins cher – comme c’est le cas en ce moment –, leur exploitation est moins rentable »et le marché ralentit. Déjà sur la station du Colorado, en prise directe avec les émissions des puits de forage, les chercheurs ont observé ces six derniers mois une accalmie. Les données se répercuteront-elles sur les Alpes suisses ? Sans doute. Sauf que baisse d’exploitation ne rime pas forcément avec fin d’émissions : « Il peut y avoir des fuites sur des exploitations en cours, mais aussi sur des puits abandonnés. Les industriels abandonnent les sites dans des états variables et les diffusions de méthane et d’éthane sont plus ou moins continues », rappelle Emmanuel Mahieu.
De quoi décourager les foreurs de demain ?
Enfin, au-delà du danger direct de l’émission d’éthane – la pollution – et indirecte – l’augmentation en parallèle du très réchauffant méthane – reste un autre péril. Si l’éthane a une durée de vie relativement courte, c’est qu’il s’oxyde au terme de deux mois. « C’est ce qui nous sauve. Cette oxydation dans la troposphère permet de réduire le niveau des polluants », assure le chercheur belge. Problème : « Il y a une quantité donnée d’OH- (l’ion hydroxyde, ndlr) pour oxyder les molécules. Or, d’autres gaz que l’éthane entrent en compétition avec lui. Si son abondance s’accroît, sa durée de vie s’allongera peut-être aussi. Car il y aura moins d’OH- disponible pour le détruire ». Inversement, compétition oblige, d’autres gaz comme le méthane pourraient prolonger leur vie plus longtemps et accentuer l’effet de serre.
Un nouvel argument pour en finir avec l’exploitation des gaz de schiste ? « On peut rêver à leur arrêt. En tout cas, si on arrivait à limiter les fuites ce serait déjà mieux. [Avec les résultats de nos recherches], on peut aussi espérer réduire les ardeurs d’autres Etats ou même de convaincre des pays comme le Royaume-Uni de ne pas se lancer. »
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