Les sargasses empoisonnent les Antilles. Ce ne sont pas des monstres marins, mais des algues brunes, qui, depuis quatre ans, atterrissent sur les côtes de Guadeloupe, de Martinique, mais aussi des autres îles des Caraïbes. Alors que maires et hôteliers se plaignent de l’invasion qui nuit à l’activité touristique, les experts commencent à rassembler les connaissances sur ce phénomène nouveau. Le point en quatre questions.
Depuis quand les sargasses s’échouent-elles dans les Antilles ?
En 2011, pour la première fois, d’immenses bancs d’algues brunes sont venus s’échouer sur toutes les îles de l’arc antillais. Ces algues, les sargasses, de deux espèces différentes Sargassum fluitans et Sargassum natans, sont des algues pélagiques. Elles n’ont pas besoin de s’accrocher au fond pour se démultiplier. Elles vivent donc en haute mer et restent en surface grâce à de petits flotteurs. « Les sargasses arrivent en formant des radeaux qui peuvent mesurer 300 kilomètres de long sur plusieurs kilomètres de large : ces zones gigantesques représentent des quantités astronomiques d’algues au large », indique Franck Mazéas, responsable de l’unité biodiversité marine de la Direction de l’environnement de l’aménagement et du logement (DEAL) Guadeloupe. L’arrivée des sargasses sur les côtes a repris en 2012, 2014 et 2015. Seule l’année 2013 a été épargnée, sans que l’on puisse pour l’instant l’expliquer. « Et cette année, elles sont arrivée dès le mois de février, c’est-à-dire beaucoup plus tôt que les années précédentes, explique Franck Mazéas. Même s’il est extrêmement difficile de quantifier le phénomène, on peut estimer en Guadeloupe, la présence d’entre 20 000 et 50 000 tonnes de matière sèche par an. » Alors que les pêcheurs antillais avaient l’habitude de croiser de petits radeaux d’algues au large, il s’agit aujourd’hui d’un phénomène massif qui affecte essentiellement la Côte-au-vent des îles, c’est-à-dire la façade orientale.
D’où viennent ces algues brunes ?
Pas de la mer des Sargasses ! Les premières intuitions des chercheurs étaient que ces radeaux provenaient de cette zone, au Nord des Antilles, bien connue pour l’abondance de ces algues depuis des centaines de milliers d’années, et se seraient déplacés sous l’effet d’une modification des courants. Des études satellitaires américaines ont prouvé qu’il n’en était rien. Les radeaux proviennent en réalité d’une nouvelle zone de concentration de sargasses, située au Nord-Est du Brésil, à quelques centaines de kilomètres de l’embouchure de l’Amazone. Des anomalies de température et de courants y ont été décelées en 2010. « Des chercheurs font l’hypothèse d’un lien entre le développement des sargasses dans cette nouvelle zone et le changement climatique sans pour l’instant en avoir la preuve », souligne Franck Mazéas. Mais d’autres facteurs entrent également en jeu. Les sargasses sont nourries par l’arrivée massive de nutriments du fleuve Amazone. Conséquence de la déforestation et de l’agriculture intensive, les sols sont lessivés par les pluies. Les phosphates et les nitrates atterrissent dans le fleuve, qui, à l’issue de son long voyage, les déversent dans la mer. Le même phénomène d’accumulation, d’abord inexpliqué, de sargasses a également lieu au large du Bénin et de la Sierra Leone. A quelques encablures de l’embouchure du fleuve Congo. Ce sont les mêmes phénomènes qui sont ici en jeu. « Des deux côtés de l’Atlantique, ces nutriments permettent aux algues, qui sont des végétaux, de proliférer », insiste Franck Mazéas. Enfin, un dernier facteur semble en cause : l’accentuation des brumes de sables, chargées de phosphates et de fer, transportées par des courants aériens depuis l’Afrique. Ces immenses et nouveaux réservoirs d’algues ainsi constitués, des morceaux ont été transportés par le courant circulaire nord équatorial, qui les entraîne jusqu’aux Caraïbes, puis leur fait faire une immense boucle jusque dans le Golfe de Guinée. « Par ailleurs, on suspecte qu’à proximité des côtes, les rejets azotés divers et variés leur permettent de s’enrichir encore une fois », conclut Franck Mazeas.
Pourquoi les sargasses sont-elles un problème ?
Tant qu’elles restent au large, les radeaux d’algues brunes peuvent, a priori, être un atout pour les pêcheurs. Les petites espèces de poissons viennent s’y mettre à l’abri. Après quelques semaines, cette concentration attire de plus gros poissons : thons, daurades, marlins blanc et bleu. « Le problème, c’est quand les sargasses s’échouent », note Franck Mazéas. Sur les plages envahies, les tortues marines ne peuvent plus venir pondre. Si par bonheur, elles ont eu le temps de déposer leurs œufs avant l’arrivée des algues, les bébés, eux, risquent de rester coincés sous la couche végétale. « Nous avons trois espèces de tortues qui pondent de février à octobre, avec un pic entre juin et juillet, ce qui correspond précisément la période d’arrivée des sargasses », déplore Franck Mazéas. Leur accumulation dans des baies fermées forme un tapis. Tout ce qui se trouve en-dessous, comme les coraux et les herbiers, qui ont besoin de lumière, souffre également de cette stagnation. Dans leur phase de putréfaction enfin, elles dégagent, comme les algues vertes de Bretagne, de l’hydrogène sulfuré, un gaz toxique. Son odeur est nauséabonde et, à certaines concentrations, il provoque irritation respiratoire ou oculaire. L’Agence régionale de santé dispose, dans les Antilles, d’un réseau de surveillance qui mesure les concentrations sur les plages. « Par chance, aux Antilles, le soleil et la chaleur, bien plus importants qu’en Bretagne, accélèrent considérablement la dégradation, explique Franck Mazéas. Jusqu’à présent les seuils qui exigent l’évacuation d’une plage n’ont jamais été atteints. »
Comment se débarrasser des sargasses ?
Phénomène naturel, l’arrivée des sargasses dans les Caraïbes et aux Antilles, reste pour l’instant impossible à prédire. « Vont-elles disparaître dans un ou deux ans, ou continueront-elles à arriver pendant des décennies ? Pour l’instant, impossible de le savoir ! », note Franck Mazéas. Reste à savoir que faire des tapis qui bordent les côtes de la Guadeloupe et de la Martinique. En mai dernier, la visite de la ministre de l’Environnement Ségolène Royal aux Antilles a été accompagnée du lancement d’un plan d’action. Celui-ci prévoit d’allouer des moyens pour ramasser et valoriser les algues : brigades vertes sous forme d’emplois aidés, achat d’engins de déblaiement qui n’abîment pas les plages et appel à projet pour trouver des débouchés à ces déchets verts. En Martinique, l’Ademe a ainsi débloqué 1,5 million d’euros pour lancer des projets innovants. Utilisation en engrais agricole dans les champs de canne à sucre, transformation en compost ou pyrolyse pour en faire du charbon actif constituent les principales pistes. Mais, les algues, présentes en grande quantité, salées, pleines de sable, ne sont pas pour autant un bio-matériau miracle. « Le ramassage, le transport, le stockage et la transformation : tout est affaire de coûts et nécessitera des calculs de rentabilité », prévient Franck Mazéas. Sans compter le risque pris si les sargasses venaient à déserter les côtes antillaises…
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