Il faut le reconnaître, on les avait presque oublié. L’information s’était perdue dans la mémoire de la crise, au milieu des 19 sommets de la dernière chance et des plans d’austérité à répétition. Et pourtant, les sommes en jeu sont énormes. Souvenons-nous. En décembre et en février derniers, la Banque centrale européenne (BCE) prêtait – à des conditions très avantageuses - près de 1 000 milliards d’euros à plusieurs centaines de banques européennes. Mille milliards de mille sabords, comme dirait ce bon vieux capitaine Haddock, la somme représente tout de même la moitié du PIB français. C’est-à-dire la moitié des richesses créées sur notre territoire pendant un an. Ou encore 7 000 euros par citoyen européen. Que sont devenus ces fonds ? Six mois après, Terra eco tente de suivre la trace de ces milliards prêtés.
- Pourquoi un tel prêt ?
Revenons au contexte de décembre 2011. Les banques, qui manquent de cash et sortent d’un krach boursier, manquent aussi de confiance, et ne se prêtent plus entre elles. Or ces prêts - appelés interbancaires - sont essentiels aux activités des banques, qui en ont besoin chaque jour pour équilibrer leurs comptes. Du coup, elles investissent de moins en moins, et ne prêtent plus aux Etats en difficulté qu’à des taux très élevés... En clair, l’économie est bloquée.
La Banque centrale décide donc d’agir, en prêtant massivement et à long terme à ces établissements. Le 23 décembre 2011, elle prête d’abord 489 milliards, sur trois ans, à 520 banques. Le 29 février 2012, elle prête encore 530 milliards, sur trois ans également, à 800 banques. Le tout à un taux très faible de 1%. On parle à l’époque de ces opérations - appelées officiellement LTRO (« long term refinancing operations », en français : « opération de refinancement à long terme ».) - comme du « bazooka » de la BCE, qui habituellement ne prête qu’à court terme (entre une semaine et trois mois). Le but ? Eviter que les banques ne fassent faillite mais aussi faire tourner l’économie réelle (en langage de la BCE, on appelle cela : « Soutenir l’apport de crédit aux ménages et aux entreprises non-financières » [1]
- Où sont passés les milliards ?
La BCE ne communique pas sur l’usage de ces milliards prêtés. Contacté par Terra eco, la Fédération française des banques assure que ces données sont confidentielles. Elle consent simplement à rappeler que les crédits accordés par les banques françaises ont augmenté en mai 2012, afin de convaincre que ces fonds ont servi l’économie réelle. Pour comprendre où ces sommes sont passées, ne reste plus qu’à analyser ce qui a changé après ces prêts :
1) Cet argent a-t-il fini dans les poches des Européens ? Non. La preuve, depuis décembre, les prêts aux ménages et aux entreprises ont ralenti, et ont même diminué en mai dernier dans la zone euro. Trop couardes, les banques ? « Les banques ont certes une aversion au risque élevé, mais il y a aussi une demande de crédit trop faible de la part des entreprises et des ménages », nuance Urszula Szczerbowicz, économiste au CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). « Sans cette injection, des banques auraient fait faillite et le financement de l’économie réelle en aurait encore plus pâti », abonde Alexandre Delaigue, professeur d’économie à Saint-Cyr et co-auteur du blog Econoclaste.
2) Cet argent a-t-il fini dans les poches des Etats ? En partie. Là encore, les données officielles manquent. Mais selon une étude de la banque JP Morgan, un tiers des sommes prêtées aux banques par la BCE auraient été prêtées ensuite aux Etats européens. [2]. Les banques auraient-elles fait une belle plus-value au passage ? « Ce n’est pas aussi simple », rétorque Alexandre Delaigue, « seules l’Espagne et l’Italie ont des taux à 3 ans (soit la même durée que le prêt accordé par la BCE, ndlr) plus élevés que 1% (soit le même taux d’intérêt que celui demandé par la BCE, ndlr). » Les banques ne pouvaient donc s’enrichir facilement qu’en prêtant massivement à l’Espagne et à l’Italie les fonds qu’elles avaient avant empruntés à la BCE. Et on ne peut pas dire qu’elles se soient ruées pour le faire.
La forte hausse des taux d’intérêt des dettes des pays en difficulté et leur forte baisse dans les pays les moins en crise montre d’ailleurs que les investisseurs ont en fait privilégié les placements les plus sécurisés et non les plus rentables. Quitte parfois à perdre de l’argent. Des investisseurs acceptent même des taux d’intérêts négatifs pour mettre leur argent au chaud en prêtant à la France, au Danemark et au Pays-Bas.
3) Le reste de l’argent aurait-il disparu ? Non. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le reste des sommes prêtées est en fait revenu... à la BCE. Les statistiques tenues par l’agence Bloomberg montrent que les montants déposés par les banques européennes à la BCE ont augmenté brusquement en décembre et en février dernier (dates des prêts de la BCE), passant de 300 à 750 milliards d’euros.
Et pourtant, la BCE ne rémunère quasiment pas ces placements à très court terme (le taux était de 0,25% jusqu’au 5 juillet dernier, il est désormais de 0%). Autrement dit, les banques acceptent d’utiliser des fonds empruntés à 1% à la BCE, en les plaçant à 0% au guichet de cette même BCE. Une situation ubuesque qu’explique la communication de la BNP : « Nous avons privilégié le financement de l’économie réelle grâce aux fonds du LTRO. Ensuite, comme dans toutes les banques, les excédents éventuels ont été replacés à la BCE. Cela permet de sécuriser ces ressources. »
Les banques préfèrent donc là encore payer pour sécuriser leurs placements plutôt que de prendre des risques. Pourquoi tant de frilosité ? « Les banques savent qu’elles devront rembourser les prêts accordés par la BCE. Ce sont des liquidités qui ne sont pas considérées comme des capitaux. Le problème de manque de capitalisation des banques reste entier, celles-ci n’osent pas prendre plus de risques », analyse Urszula Szczerbowicz.
- Et le citoyen dans tout ça ?
Pour résumer, la Banque centrale européenne a procédé à des prêts massifs aux banques, pour éviter une banqueroute. Mais celles-ci n’ont osé ni prêté aux ménages et entreprises, ni aux Etats périphériques. De l’avis de tous, c’est un échec. Greg Ford, porte-parole de l’association européenne Finance Watch, compare cette solution de dernier recours « aux pompiers qui coupent des arbres pour circonscrire les feux de forêts ». Celui-ci rappelle en prime que l’argent prêté est de l’argent public, qui a été utilisé par les banques sans conditions.
Et si la solution était de se passer des banques, et de demander à la BCE de prêter directement aux Etats en difficulté ? « C’est une solution qui serait efficace au niveau économique mais qui est politiquement compliquée », note Urszula Szczerbowicz. « Si la BCE prête de l’argent à l’Espagne, elle va faire baisser la pression, le taux d’intérêt et donc le coût de la dette de ce pays. Mais encore faut-il que les autres pays et la BCE acceptent d’accorder un tel avantage à l’Espagne. »
L’Europe se refuse donc à expérimenter une solution probablement économiquement viable pour des raisons politiques. L’économiste Alexandre Delaigue est lui aussi persuadé que le principal blocage est politique. Il n’hésite pas à assurer que « la BCE ne veut pas acheter directement la dette des Etats car elle veut maintenir un certain degré de pression sur eux. Ainsi, les Etats sont plus prêts à accepter des transformations politiques et des abandons de souveraineté qui peuvent permettre d’assurer la pérennité de la zone euro. Seule une atmosphère de catastrophe peut faire plier les gouvernements récalcitrants. » L’économiste rappelle ainsi que la BCE n’a consenti à cette demi-solution qu’est ce prêt de 1 000 milliards d’euros qu’après un sommet de la dernière chance en décembre 2011 où les Etats européens ont accepté de durcir leur discipline budgétaire. En clair, la BCE voudrait réformer la zone euro à pas forcé, voilà pourquoi elle se contente en attendant de solutions techniques temporaires, assure l’économiste. Cette opinion – pour le moins « éconoclaste » – ne sera pas partagée par tout le monde. La suite du raisonnement le sera beaucoup plus : « Le processus de résolution des crises est totalement non démocratique. Le citoyen peut toujours se taire et regarder le spectacle. »
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