Les coûts de l’accident de Fukushima sont, comme ceux de toute grande catastrophe technologique majeure, impossibles à évaluer en toute rigueur : la douleur et l’angoisse humaines, la destruction d’écosystèmes peuvent-elles s’exprimer en argent ? Si on se limite aux coûts évaluables monétairement ils sont de deux catégories :
Les coûts liés au traitement de la catastrophe : de la gestion de la crise à la remise en état du site terrestre et maritime, en passant par les soins et l’indemnisation des habitants de la région, sans parler des conséquences sur la santé psychologique (dur pour la légendaire fierté japonaise où le taux de suicides pourrait s’accroître).
Les pertes économiques qu’elle a entraînées (conséquences des coupures de courant, perte de valeur de Tepco, baisse de la bourse japonaise, impacts sur l’activité économique ainsi que sur l’emploi des industries du nucléaire et de celles qui y sont liées, au Japon et ailleurs, coût du relèvement des dispositifs de sûreté sur les centrales existantes, coût d’une sortie du nucléaire éventuellement au Japon mais déjà en Allemagne, etc.). Il va falloir attendre pour connaître leurs montants par catégorie, même en ordre de grandeur. Comment en effet bien les séparer des effets du tsunami ? Ils se mesurent au total certainement en dizaines voire en centaines de milliards d’euros.
On sait que ces coûts ne seront pas supportés par l’opérateur et que pour finir c’est l’Etat qui paiera (donc les citoyens) et/ou les victimes qui ne seront pas indemnisées.
Quelles leçons en tirer pour la France ?
Il me semble tout d’abord qu’il est logique de faire payer une prime de risque au consommateur d’électricité nucléaire. C’est d’ailleurs ce qui est souhaité depuis longtemps pour ce qui concerne l’impact climatique des centrales alimentées par de l’énergie fossile (1) et qui est mis en place via le marché européen de quotas, même si c’est à un niveau insuffisant. Ensuite, l’assurance privée n’étant pas envisageable face au risque nucléaire, il est prudent qu’une cagnotte soit constituée, comme c’est le cas pour la provision pour démantèlement (même si son montant est discutable) et qu’elle puisse être mobilisée en cas d’accident. Il ne serait pas acceptable qu’elle vienne augmenter la rente nucléaire. Enfin reste le calcul de son montant. Il s’agit de multiplier d’un côté une probabilité d’accident majeur, de l’autre un montant de dommages liés à cet accident.Sur des événements rares, les calculs de probabilité sont évidemment tous très discutables. Sur le principe même : la société est-elle prête à accepter des accidents à probabilité faible et aux conséquences majeures ? Sur les méthodes de calcul : faut-il raisonner sur l’ensemble des accidents, parfois mineurs, mais qui auraient pu être tragiques (c’est la démarche que propose Jean-Pierre Dupuy (2)), faut-il compter 4 accidents (1 pour Tchernobyl et 3 – car il y a 3 réacteurs - pour Fukushima), ou un seul ? Faut-il se dire que les concepteurs qui dimensionnent les centrales en fonction d’objectifs de probabilité d’accident font les bons calculs ?
Contentons-nous d’une approche rustique pour faire avancer le raisonnement. Le parc nucléaire mondial comparable au français a connu 2 accidents majeurs (Tchernobyl et Fukushima) sur 14 000 années-réacteur de fonctionnement. Raisonnons sur les 30 ans à venir. Le parc nucléaire français actuel fonctionnerait pendant 1 800 années-réacteur. Prenons, en écartant le cas de Tchernobyl, une probabilité d’accident de 10% (en arrondissant le rapport 1800/14000) pour le parc français dans les 30 ans à venir. Du côté des coûts, prenons un ordre de grandeur de 100 milliards d’euros par accident (3). Nous devons donc construire une cagnotte de 10 milliards d’euros. En 30 ans la production est d’environ 12 000 TWh. Sans actualiser il faut une prime de couverture de risque de l’ordre de 0,8 euros le MWh, arrondie à 1 euro. Au total, pour une année donnée il s’agirait d’un montant de 300 à 400 millions d’euros.
Bien sûr les chiffres ne sont pris ici que pour l’exemple. L’audit de la Cour des comptes devrait permettre d’y voir clair, s’il est fait de manière transparente et en écoutant des experts de divers horizons. En la matière, il n’y aura pas de vérité scientifique mais on devrait pouvoir valider le raisonnement et quelques données de cadrage.
Reste la question du dispositif institutionnel à mettre en place. Aujourd’hui la taxe sur les installations nucléaires est d’environ 400 millions d’euros. Il s’agirait donc de la faire passer, dans notre exemple, à un montant de 700 millions par an pour que la cagnotte constituée ne reste pas dans les comptes de l’exploitant. Par construction elle sera soit excessive, s’il n’y a pas d’accident, soit insuffisante s’il y a un accident majeur. Ce sera alors le budget de l’Etat qui sera mobilisé. Faut-il du coup isoler la provision dans une cagnotte ou la laisser dans le budget général ? Sans doute le plus logique est de la laisser dans ledit budget. Deux questions se posent alors : n’est-on pas en train de dire que les pertes potentielles du nucléaire sont nécessairement socialisées alors que cela n’est pas le cas des bénéfices si l’exploitant est privé ? Du coup, le nucléaire ne peut-il se concevoir que dans une structure publique ?
(1) Pour une centrale au charbon qui émet en ordre de grandeur 1000 grammes de CO2 par kwh, et une taxe carbone de 100 euros la tonne, la taxe se monte à 10 centimes par kWh, soit 100 euros le MWh, ce qui est très élevé (cela consisterait à multiplier le prix de l’électricité en gros par deux).
(2) Compte rendu de l’ouvrage du philosophe Jean-Pierre Dupuy, « Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère » sur un blog de La Recherche
(3) A comparer au montant de 83 milliards d’euros retenus dans l’étude Externe pour un accident provoquant 11000 décès ou, autre donnée, la constitution d’un fonds de 45 milliards de dollars envisagé pour Fukushima.
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