Docteur en psychologie et expert auprès de la Cour d’appel de Versailles, Marie Pezé a longtemps écouté les victimes de l’horreur économique et de l’organisation pathogène qu’elle entraîne. Elle a créé la première consultation « Souffrance et travail » en 1997, à Nanterre. Elle a tiré de ses expériences un livre Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (Editions Pearson) et une fine analyse du monde du travail, dont elle alimente le site Souffrance-et-travail.com.
Terra eco : Comment accueillez-vous la décision du parquet de mettre en examen Didier Lombard, ex-pédégé de France Télécom, pour harcèlement moral ?
Marie Pezé : C’est important, car cela va enfin permettre aux parties civiles d’avoir accès au dossier, notamment aux rapports – accablants pour la direction – de l’inspection du travail. Mais ce n’est pas la première mise en examen pour harcèlement moral. Des peines pour harcèlement moral tombent même plusieurs fois par an, comme celle contre le maire de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), (Pascal Buchet, ndlr) condamné en avril à six mois de prison avec sursis après le suicide d’une employée municipale. La directrice des ressources humaines de la société HR Access, élue DRH de l’année en 2002, a été condamnée l’an dernier à six mois de prison avec sursis.L’environnement jurisprudentiel est donc de plus en plus important. C’est logique, les salariés sont obligés de judiciariser la vie au travail pour se défendre. Et ce, d’autant plus que la méthode managériale mise en cause à France Télécom est en vigueur dans beaucoup d’autres entreprises ou administrations françaises.
De quelle méthode parlez-vous ?
C’est ce que la sociologue Danièle Linhart appelle la « précarisation subjective ». Ce mode de management à la française implique qu’un salarié, même en CDI, même fonctionnaire, doit être secoué et mis dans une organisation du travail déstabilisante. Mais pourquoi ? Le salarié français est déjà le troisième au monde en termes de productivité ! Il est aussi le premier consommateur de psychotropes...Chez France Télécom, le guide de management distribué aux managers lors de la mise en place du plan NExT de Didier Lombard (il fallait pousser 22 000 personnes du groupe à partir sans avoir à les licencier, ndlr) consistait en une série de ficelles pour rendre les salariés dociles. Dans ce plan, on a contraint des salariés de droit public à déménager à l’autre bout de la France alors que leur conjoint(e) ne pouvait pas les suivre. On leur a aussi imposé de changer de métier, comme ce docteur en mathématiques qu’on a muté sur un plateau téléphonique. On a doublement nié leur identité de salariés, avec une brutalité incroyable, et on a failli à l’obligation légale de protéger la sécurité des salariés.
Comment ?
Dans les guides de management transmis aux encadrants de France Télécom sont décrites les étapes du deuil par lesquelles va passer un salarié confronté à une mobilité forcée ou à un changement de métier. Ces phases sont la stupeur à l’annonce, le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation puis l’intégration du salarié. La décompression, c’est le désespoir et la dépression. Donc la direction a bien informé ses managers du risque, pour les salariés, de traverser une phase de désespoir. Certes, elle ne s’attendait pas à une vague de suicides. Mais elle n’est pas revenue sur sa politique pour autant, malgré les morts.Pourquoi ?
Parce que Didier Lombard, totalement déconnecté de la réalité vécue par ses salariés, était dans une logique de « on est en guerre économique, on n’a pas le choix ». C’est faux. Bien sûr qu’on a le choix. Notamment celui de croire en les compétences des salariés français.Depuis la forte médiatisation de la vague de suicides en 2010, et le changement de direction, le climat s’est-il apaisé à France Télécom ?
Non. Il y a eu autant de suicides l’an dernier qu’en 2010. On en est donc à 70. Et il y a 2 000 agents de France Télécom qui sont actuellement en congé de longue durée. Attention à eux le jour où ils reviendront dans l’entreprise… Certes, on a changé le pédégé (Stéphane Richard a pris la tête de France Télécom en février 2011, ndlr), mais comment peut-on imaginer qu’en changeant une personne, on va changer une culture managériale et une politique ? Certes, il y a eu une pause dans les mobilités forcées, mais elles sont en train de reprendre.La médiatisation a-t-elle par ailleurs permis de faire bouger les choses dans d’autres entreprises ?
Pas du tout. On est toujours sur les mêmes explications simplistes : si un salarié ne tient pas le coup, voire se suicide, c’est qu’il était fragile. On conserve les mêmes stéréotypes, et les mêmes modes de management. Pire, avec la crise, la situation continue à se dégrader. Le chômage endémique fait que les salariés ont peur de perdre leur place, ils ne savent pas vers quoi ils vont. Ils sont perdus. Cela les pousse à la servitude collective, à l’omerta, au consentement à des pratiques ignobles.
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