Terra eco : Dans un précédent entretien, après les attentats, les résultats du premier tour des régionales et l’incertitude de la COP21, nous vous demandions si l’heure était à l’effondrement. La résistance semble certes avoir hier fonctionné, mais est-ce pour autant une renaissance ?
Marc Crépon : La résistance d’hier a permis d’éviter le pire. Elle est la preuve qu’un sursaut est possible, lorsqu’il s’agit de défendre l’essentiel : des droits fondamentaux et des libertés fondamentales, mais aussi le refus d’une politique d’exclusion et de discriminations. Pour autant, les partis politiques qui ont tiré leur épingle du jeu délétère organisé depuis des mois par le parti d’extrême droite autour de ses « valeurs » et de ses propositions n’ont encore rien prouvé. Ils n’ont en tout cas pas apporté la preuve de leur capacité à réenchanter la politique – c’est-à-dire à faire en sorte que leur parole et leur action fassent l’objet d’un crédit et d’une confiance. Il importe donc que, dans les mois qui viennent, les citoyens aient à nouveau le sentiment de pouvoir y croire et s’y fier. Il n’y aura de « renaissance » effective que lorsque nous aurons retrouvé des mots et des principes autour desquels nous rassembler parce qu’ils sont porteurs d’espoir et ne s’apparentent pas (ou plus) à des paroles creuses ou à de vagues incantations – l’égalité des chances et des conditions, la solidarité, la fraternité… – et parce qu’ils orientent effectivement, concrètement et visiblement la politique dont nous savons avoir besoin.
Seize mois nous séparent désormais de l’élection présidentielle. Les résultats de ce dimanche soir ne peuvent masquer les fractures au sein de la société. Comment recoudre le tissu social ?
S’il est une chose qu’ont révélée le premier tour des élections régionales et le vote massif d’une large partie des classes populaires (celles qui votaient jadis quasi naturellement pour la gauche) en faveur du parti d’extrême droite, c’est le sentiment d’abandon éprouvé par ces mêmes classes et, avec lui, leur certitude qu’aucun des partis traditionnels (Les Républicains pas plus que le Parti socialiste) n’était à même de tenir sa promesse de changement. Car il n’y a, pour une partie croissante de la population, qu’un seul changement qui tienne et qui ait du sens : sortir de la précarité, échapper à l’entretien mécanique de la grande pauvreté et de sa reproduction de génération en génération. S’il y a une urgence, elle est là et pas ailleurs. Ce sont donc les individus plus vulnérables, les plus fragiles qui ont cessé de penser que l’attention, le soin et le secours qu’exige leur vulnérabilité pourraient être encore assurées par ces formations traditionnelles. Voilà leur faillite ! Si l’on veut éviter que des thématiques régressives – comme celles de l’« identité », de la « race », de la stigmatisation des « étrangers », toutes les spéculations sur l’appartenance… – ne l’emportent sur toute autre considération et ne prennent une force fédérative redoutable, il faut que la réduction de cette fracture (avec toutes ses composantes : l’éducation, le logement, l’emploi) s’impose comme une grande cause nationale, dans les deux ans qui viennent. Nous avons besoin d’une volonté politique qui sache redire et prouver, dans ses paroles et dans ses actes, qu’il n’y a pour elle pas de justice sans égalité. Et que ce n’est pas seulement d’une égalité des droits qu’il s’agit, mais bien d’une égalisation des conditions.
Huit millions de pauvres, 3,5 millions de chômeurs… Quelle est cette société qui fabrique des invisibles ?
« Invisibles », c’est le mot ! Il y a dans la façon dont les politiques font mine de ne pas voir (ou de voir sans voir) la détresse dans laquelle la pauvreté et le chômage plongent des millions de nos concitoyens et leur demandent d’attendre un hypothétique redressement économique pour avoir droit enfin à une vie décente (et minimalement sécurisée) – comme le font tous les thuriféraires d’un libéralisme inconditionnel – une forme de consentement fataliste et résigné qui ajoute l’indifférence à la misère. Dans la façon dont nous avons de parler de la pauvreté et du chômage à coup de chiffres et de statistiques, il y a une grande violence, car ce que nous cessons de voir, c’est ce que ces situations brisent et détruisent, de façon à chaque fois singulière, à commencer par l’estime de soi, la confiance dans l’avenir, la certitude d’avoir droit au minimum requis pour l’existence.
De tous côtés, les partis politiques et les citoyens clament leur attachement viscéral à la République. Concrètement, cela veut dire quoi aujourd’hui ?
Même quand on ne sait pas grand chose de la République, ce qu’on en connaît au moins, c’est sa devise : « Liberté, égalité, fraternité ». La terrible année 2015 que nous venons de connaître restera dans l’histoire comme une année au cours de laquelle ces principes auront été, du mois de janvier au mois de décembre, mis à l’épreuve. Ils l’ont été après les attentats de janvier, à l’issue desquels nous n’avons pas eu de mots assez forts pour rappeler notre attachement viscéral à la liberté de pensée, d’opinion, d’expression : celle d’écrire, de parler et de dessiner. Ils l’ont été tout au long de l’été et de l’automne, lorsqu’il nous a fallu repenser ce que signifie la fraternité et le devoir que nous fait ce principe de porter secours à ceux et à celles qui fuient leur pays parce qu’ils y sont exposés jour après jour à un risque de mort violente. Après les attentats du 13 novembre, notre besoin de sécurité est tel que nous devons là encore réaffirmer que nous n’entendons pas lui sacrifier notre liberté, mais pas davantage l’égalité des droits qui nous protège de toute discrimination et de toute stigmatisation. Quand aux élections régionales, elles nous ont forcés à repenser la ligne rouge qui sépare des formations politiques pour lesquelles ces principes sont (et devraient rester) en toutes circonstances inconditionnels et ceux qui ne cessent de vouloir transgresser les interdits que portent en eux ces principes. Mais elles nous forcent également à repenser la place que doit occuper dans la République notre idéal partagé d’une égalisation progressive des conditions.
Si la République est à ce point attaquée, n’est-ce pas parce que les communs ont disparu ?
Le fait que la République soit attaquée prouve que notre attachement à ces principes doit faire l’objet d’une incessante éducation et d’un travail de la culture qui les rappellent en les rendant vivants. Ils ne doivent pas devenir lettre morte, faire l’objet d’une incantation creuse et d’une ritournelle convenue. La République a besoin d’une culture populaire qui se réinvente, de génération en génération. Elle doit faire l’objet d’une volonté politique qui l’encourage, l’accompagne et la soutienne, à l’école et ailleurs.
Comment réenchanter la société ? En prenant exemple sur le succès de la conférence climatique ?
La conférence climatique est un succès parce qu’au delà de l’accord obtenu elle a fait apparaître au grand jour, comme une nouvelle donne, l’éveil partagé d’une nouvelle responsabilité. Les chefs d’Etat se sont montrés communément responsables de l’avenir de la planète dans des termes qui, même s’ils ne règlent rien définitivement, redonnent espoir. La société ne pourra pas se réenchanter si n’apparaît pas une volonté égale d’en finir avec cette forme de fatalisme qui a conduit, ces dernières années, à accepter comme un impondérable la fracture sociale. C’est aux êtres les plus vulnérables que la gauche doit réapprendre à s’adresser si elle veut retrouver une part de son identité perdue. C’est eux qu’elle doit convaincre de son souci premier et inconditionnel de leur porter secours, en dépit de toutes les forces politiques et idéologiques contraires – celles qui, de façon honteuse, considèrent cette vulnérabilité comme un épiphénomène ou une nécessité historique imposée par la loi du marché – ajoutant alors l’arrogance de leur confort à la misère qu’ils ne veulent pas voir.
Dernier livre paru : La gauche, c’est quand ? (Editions des Equateurs, 2015).
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