Annie Thébaud-Mony, 68 ans, est directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. Fin juillet, elle a refusé la Légion d’honneur que Cécile Duflot, ministre de l’Egalité des territoires et du Logement, souhaitait lui accorder. Dans une lettre adressée à la ministre, la chercheuse en santé publique qui s’est spécialisée dans les maladies professionnelles explique que son refus a pour but de dénoncer « l’indifférence » qui touche, selon elle, la santé au travail et l’ « impunité » des « crimes industriels ». Elle nous en dit plus.
Terra eco : On vous a proposé la Légion d’honneur pour couronner votre carrière. Vous l’avez refusée. Pourquoi ?
Annie Thébaud-Mony : Il y aurait selon moi une certaine indécence à être décorée alors que cela fait trente ans que je travaille sur la mort ouvrière, que je tire le signal d’alarme sur la situation dans laquelle travaillent les ouvriers, les risques qu’ils encourent pour leur santé, les risques industriels auxquels ils sont exposés, sans constater de réelle amélioration des conditions de travail. Les préconisations que j’ai pu faire n’ont pas été suivies d’effet par les pouvoirs publics.En tant d’années, il n’y a donc pas eu d’avancées ?
Il y a quinze ans, l’amiante a été interdit en France. On pensait que l’interdiction d’autres produits industriels cancérogènes suivrait, mais pas du tout. Pourtant, les industriels savent que certains des produits qu’ils obligent leurs employés à utiliser sont dangereux et que les conditions de travail sont pathogènes. C’est une mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Et pourtant, les modifications du droit du travail protègent davantage les industriels et les employeurs que les salariés.Avez-vous des exemples ?
Le tableau 57 des maladies professionnelles du régime général de la Sécurité sociale liste la plupart des troubles musculosquelettiques (TMS). En 2009, une révision du tableau a raidi les critères de reconnaissance des TMS, et donc d’indemnisation des salariés. Vont-ils devoir travailler jusqu’à être handicapés ? Concernant l’exposition des salariés aux cancérogènes, aucune mesure contraignante n’a été prise malgré les alertes. A Montluçon (Allier) par exemple, l’usine Adisseo qui produit de la vitamine A de synthèse pour l’alimentation animale, utilise depuis les années 1990 un cancérogène puissant, le chloracétal C5 (lire l’enquête de l’Institut national de veille sanitaire (INVS)). Moins de dix ans après l’introduction de cette molécule dans la chaîne de production, plusieurs salariés ont développé un cancer du rein. Or, il existe des produits de substitution permettant de créer de la vitamine A sans chloracétal C5 mais l’entreprise ne veut pas en entendre parler car changer sa ligne de production serait coûteux. Et donc les salariés sont toujours exposés. C’est un crime industriel.Dans leur ensemble, les salariés français travaillent-ils dans de bonnes conditions ?
Non. Dans les filières de la chimie, de la pétrochimie, de l’automobile, de la métallurgie ou du nucléaire, les conditions de travail sont souvent très mauvaises. Pas tant dans la phase de production, car les mesures de confinement sont plutôt efficaces et beaucoup de procédés sont automatisés, que dans la phase de maintenance, donc de nettoyage et de gestion des déchets. Dans ces phases, les salariés sont directement exposés aux produits cancérogènes.L’enquête Sumer 2009 du ministère du Travail sur l’exposition aux risques professionnels a évalué à 2,4 millions de salariés (soit 13,5% des salariés, dont 70% sont des ouvriers, ndlr) ceux qui étaient exposés, la semaine précédant l’enquête, à au moins un des 25 cancérogènes listés. Mais cette évaluation est a minima car il existe plusieurs centaines de cancérogènes non pris en compte dans l’enquête. De même que ne sont jamais pris en compte les produits issus de la dégradation d’un processus industriel : les fumées de combustion, les poussières, les solvants des peintures qui deviennent volatiles quand on nettoie les avions par exemple.
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