Jean-François Balaudé est président de l’université Paris-Ouest.
On vous décrit parfois comme un « vélosophe ». La pratique du vélo facilite-t-elle la réflexion ?
Je ne me suis pas vraiment approprié ce terme, mais je le comprends bien. Il renvoie à la spiritualité que permet le vélo, que j’ai éprouvée en le pratiquant comme loisir sportif. Le fait d’être engagé dans un effort long fait passer le corps par des états très divers. Cela va bien au-delà de la dépense physique, il y a une dimension spirituelle de contrôle de soi, d’expérience de vérité, de découverte de soi-même et du monde. C’est une sorte d’exercice de métaphysique incarnée.
Pourquoi le vélo en particulier, plus que d’autres sports ?
J’imagine que les autres sports d’endurance aident à la méditation, mais le vélo s’y prête particulièrement bien, puisque c’est un sport sans chocs, sans traumatismes, sauf, bien sûr, lorsque l’on chute, ce qui m’est arrivé un certain nombre de fois ! L’amorti du pneu donne une souplesse et un confort au corps en mouvement, ce qui facilite particulièrement la méditation. Le caractère cyclique du vélo aide également. On réitère à l’infini un mouvement circulaire. Cela a, en quelque sorte, un effet de berceuse, qui prépare à la rêverie intellectuelle et libère le sentiment et la pensée.
Je suis souvent parti à vélo avec des questionnements philosophiques qui me travaillaient et j’ai fait là l’expérience de la pensée sans contraintes. C’est moins vrai en compétition qu’à l’entraînement, car l’effort physique est tel qu’il coupe la réflexion. Mais, notamment dans les ascensions de cols, on approche d’une sorte de purification spirituelle et d’extase de la pensée, au-delà de l’articulation discursive, où l’on ne fait plus la distinction entre ce qui pense et ce qui est pensé, entre l’esprit et le corps, entre soi et l’extérieur. Cet état est proche de ce que décrit Plotin, même si cet auteur platonicien méprisait les sensations corporelles et préconisait un
« arrachement » de l’âme au corps.
Pratiquer un tel effort au quotidien, par exemple pour aller au travail, permet-il de passer une journée dans de meilleures dispositions ?
Rouler à vélo permet un déplacement à la vitesse idéale. Non seulement parce que nous allons bien souvent plus vite qu’en voiture ou en transports collectifs, mais aussi parce que la vitesse reste moyenne et autorise d’expérimenter pleinement l’espace. Cela procure un plaisir intense. Il y a en effet une dimension esthétique forte dans la traversée de l’espace. C’est frappant, saisissant. Ensuite, quand on le pratique de manière quotidienne, le vélo est stimulant et défatigant. Il a la vertu de provoquer un éveil à la fois physique et cérébral. J’ai parfois des semaines de travail très lourdes et quand je commence la journée par un déplacement à vélo, je sens la différence : je suis comme transformé, ma capacité intellectuelle est améliorée et j’éprouve un sentiment de mieux-être.
Nous avons fait le test et nous confirmons que le vélo est souvent plus rapide (Lire ici) que la voiture. Il a pourtant encore une image de transport lent, voire rétrograde…
Les personnes qui le pensent sont de moins en moins nombreuses et n’ont souvent pas fait l’expérience de se déplacer à vélo en ville. Le vélo va plus vite, même si on peut ressentir de la frustration, puisque l’on doit bien souvent s’arrêter aux feux, aux stops… Je pense qu’il acquiert une image de plus en plus moderne grâce aux vélos en libre-service ou, plus récemment, aux fixies
(vélos à pignon fixe, ndlr). Il est davantage perçu comme un outil utilitaire, un véritable mode de transport alternatif et avantageux. Il faut sûrement faire plus pour fluidifier les déplacements des vélos. Les municipalités s’y sont engagées de manières diverses en France, mais on trouve encore des pistes cyclables qui s’interrompent trop souvent sans que l’on comprenne pourquoi ou qui comportent des passages dangereux. Les pistes sont aussi bien souvent les dépotoirs de ce qui est rejeté par le passage des voitures et elles manquent d’entretien, à tel point que les bicyclettes doivent les éviter ou risquent la crevaison.
Cela veut-il dire que l’espace urbain et les automobilistes ne sont toujours pas prêts à laisser une place au vélo ?
Le nombre d’inconditionnels du vélo est important et sans doute en nombre croissant en France. Personnellement, j’ai souvent été frappé par l’intolérance de certains automobilistes. Lorsque je m’entraînais très régulièrement, il ne se passait pas une semaine sans que je sois mis en danger par un automobiliste. Il se manifeste peut-être là une forme de ressentiment de la part de certains des automobilistes les plus avachis à l’égard de concitoyens qui vivent plus intensément avec leur corps et occupent une partie de la route, les empêchant parfois de rouler vite ou trop vite. Il ne faut pas leur répondre avec le léger agacement que je ressens à l’instant en vous parlant, mais faire preuve de pédagogie. Cela devient un enjeu politique, de partage de l’espace et de coexistence pacifique entre personnes différentes, cela nous interroge sur notre manière d’accepter la diversité en général.
Rouler à vélo est-il un geste politique pour vous ?
Je suis venu au vélo par goût de l’effort physique et j’en ferais, je crois, même si ce n’était pas politiquement correct. Mais il est vrai que la pratique du vélo porte un message politique, surtout en ville. Je défends la perspective d’une transition écologique et d’un développement soutenable, et il est évident que le vélo porte des valeurs de douceur, de qualité écologique, mais aussi de coexistence sociale qui sont énormes, à l’inverse de la voiture, qui favorise des comportements agressifs, dans tous les sens du terme. —
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