Un petit noir avalé au coin d’un comptoir. Et nous voilà empruntant 125 millilitres d’eau aux ressources naturelles de la planète. Une broutille, croit-on. Sauf que ce café a, en réalité, nécessité 140 litres du liquide transparent avant d’atterrir au fond de notre tasse. La découverte, signée Tony Allan, scientifique environnemental, remonte à une vingtaine d’années. Elle sera récompensée en août par le très prestigieux Prix de l’eau décerné par la Fondation de l’eau à Stockholm. En attendant son couronnement, le septuagénaire continue de partager sa retraite entre le King’s College et l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) à Londres. Regard brillant et verbe alerte, l’homme est attablé dans une salle de cours où perce timidement le soleil londonien.
Là, il revit en un tournemain la naissance de son idée, en 1988. D’abord nommée « eau intégrée », elle fut rebaptisée « eau virtuelle » quelques années plus tard. « Une appellation moins juste mais plus vendeuse », souligne Tony Allan. L’idée décolle alors. D’autant que son principe est enfantin. En bref, il ne s’agit plus de mesurer sa consommation d’eau au rythme de ses douches et de ses boissons quotidiennes, mais de prendre en compte désormais l’arrosage des vergers d’où proviennent nos fruits, l’eau consommée par des vaches promises à devenir steaks ou encore celle intégrée dans la chaîne de production de notre dernière voiture. En bref, l’eau invisible, cachée derrière le produit.
Pas une simple feuille de calculs
« Chaque année, nous buvons 1 m3 d’eau [ou une tonne] par personne et utilisons 100 m3 pour les travaux domestiques divers. Mais nous consommons près de 1 000 m3 supplémentaires pendant cette même année au détour de la nourriture que nous mangeons », souligne Tony Allan. En 2002, une équipe néerlandaise dirigée par Arjen Hoekstra achève de populariser le concept. Il traduit la théorie d’Allan en chiffres précis. Ainsi, selon ces calculs, une tasse de café exigerait 35 litres d’eau, tandis qu’un hamburger « avalerait » 2 400 litres. Même les produits éloignés des rivages de l’agriculture comme un jean ou une puce électronique se voient dotés d’un poids liquide.Cet éventail de données permet à tout individu de calculer son empreinte en eau. De chaque côté du spectre, estime Arjen Hoekstra, se tiennent l’Américain et le Chinois moyen. Si le premier consomme 2 480 m3 d’eau par an en moyenne, le second se contente de 702 m3 pendant la même année. Mais l’idée de Tony Allan ne se limite pas à une simple feuille de calculs. Non, elle a son rôle à jouer sur la scène mondiale. Flash-back. En 1988, le concept d’eau virtuelle est né dans l’esprit du scientifique au détour d’une constatation. « Tout le monde prédisait depuis longtemps qu’avec la pénurie d’eau, des conflits violents finiraient par émerger. »
Certes, Israël et la Syrie se sont bien affrontés entre 1962 et 1964 pour le contrôle des eaux du Jourdain. Mais rien d’envergure. Même constat dans les autres régions du monde. « Des agriculteurs ou des villages voisins pouvaient bien s’opposer, mais aucun pays n’entrait en conflit avec un autre autour d’une histoire d’eau. » Un verre au comptoir international Le scientifique se gratte la tête. Et comprend. Là où un pays manque du précieux liquide, il se sert au comptoir du commerce international… en eau virtuelle. Prenons un pays en pénurie d’eau : Israël par exemple. Plutôt que chercher à mettre la main sur les eaux du Jourdain au détriment de ses voisins, le pays peut aller pister l’eau là où elle se trouve : dans un épi de blé américain ou un bol de riz thaï.
Ainsi, plutôt que de puiser sur ses maigres ressources pour arroser ses champs, Israël peut réserver son eau à la boisson et aux ablutions de sa population. Une leçon bien comprise par les autorités locales. « Israël était autrefois largement agricole, se souvient Tony Allan. Désormais, le pays importe à 80 % ses produits alimentaires. » Garder les champs pour les légumes Cet échange est facilité lorsque le pays est doté lui-même d’une monnaie d’échange, comme le pétrole dans les pays du Golfe, l’industrie high-tech à Singapour, les services à Londres. « Le bassin de la Tamise concentre 17 millions d’habitants. Or, si la région devait vivre en autarcie, ses ressources en eau ne pourraient subvenir aux besoins que de 500 000 personnes. » La solution ? Importer de l’eau via les aliments en payant grâce aux recettes réalisées dans le tertiaire. Certes, le schéma corrige les inégalités de ressources aux quatre coins du monde. Mais son équilibre est fragile, car l’eau pourrait bien venir à déserter la surface du globe et ne pas suffire face à une population grandissante.
Tony Allan reste optimiste. Selon lui, fournir de l’eau aux 2 milliards de personnes supplémentaires qui devraient peupler le globe en 2025 grâce à l’eau virtuelle sera, certes difficile, mais néanmoins possible. « A moins bien sûr que l’on se mette à utiliser les champs où poussent aujourd’hui les légumes pour produire de l’énergie. Je ne vois pas comment on pourra s’en sortir si on se lance à fond dans les agrocarburants par exemple. »
Mieux vaut donc assurer ses arrières en limitant la demande. La solution ? Apprendre à utiliser l’eau plus efficacement en maîtrisant des technologies de pointe, et limiter la soif des consommateurs. « Auparavant, dans la plupart des pays, on mangeait de la viande deux à trois fois par semaine. Aujourd’hui, il n’y a pas un sandwich qui ne contienne pas un peu de viande. L’empreinte d’eau d’un Américain carnivore s’élève aujourd’hui à 5 m3 par jour : un quart de m3 est réservé à sa boisson, à ses ablutions et au nettoyage de sa maison, le reste – 4,75 m3 – vient de la totalité de la nourriture qu’il ingère et dont il n’a pas vraiment besoin. Si les gens se conduisaient mieux en tant que consommateurs, ils amélioreraient leur santé en même temps que celle de la planète. » —
Des Etats pas tous liquides
L’eau virtuelle contenue dans les aliments est une donnée qui varie fortement en fonction des produits et des pays. Au sein des cultures agricoles, celle du riz est la plus grosse consommatrice d’eau virtuelle avec 2 291 m3 par tonnes, pour 1 334 m3 pour le blé. L’élevage, lui, est encore plus gourmand : il faut nourrir l’animal, l’abreuver et le soigner. Résultat : une note en eau virtuelle plutôt salée. Prenons l’exemple d’un steak saignant consommé sur le Formica de notre cuisine. Avant d’atterrir dans notre assiette, il aura fallu trois ans pour que le boeuf atteigne l’âge adulte et produise environ 200 kg de viande fraîche. Durant cette période, l’animal aura consommé 1 300 kg de grains (blé, maïs, soja, avoine...) et 7 200 kg d’herbe. Or, pour cultiver ces champs, il aura fallu environ 3 millions de litres d’eau.
A cela, ajoutons les 24 000 litres d’eau lapés par le ruminant dans son abreuvoir et les 7 000 litres supplémentaires pour son entretien. Bref, pour obtenir 1 kg de boeuf, il aura fallu 15 340 litres d’eau. Une moyenne, en fait. Car le taux d’eau virtuelle contenue dans un produit change énormément d’un pays à un autre, en fonction du climat, des technologies adoptées ou de la nature des sols. Idem pour les produits industriels qui nécessitent, en moyenne, 80 litres par dollar produit dans le monde. Mais aux Etats-Unis, ce taux atteint 100 litres par dollar. En Allemagne et aux Pays-Bas, il est d’environ 50 litres. En Chine et en Inde, de 20 à 25 litres. En moyenne, l’empreinte virtuelle s’élève donc à 1 243 m3 par habitant dans le monde. En réalité, elle varie du simple au triple.
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