Jean-Marie Harribey est maître de conférence à l’université Montesquieu-Bordeaux IV et membre des Economistes atterrés.
Terra eco : pourquoi publier un second manifeste cinq ans après le premier qui dénonçait les politiques économiques néolibérales ?
Jean-Marie Harribey : Nous avons écrit le premier manifeste au lendemain de l’éclatement de la crise du capitalisme mondial, dont nous pensons qu’elle provient du cumul de deux séries de contradictions, non surmontées par la finance. La première, d’ordre social : le système productif s’est retrouvé dans une situation de baisse de rentabilité du capital et de raréfaction de la demande. Pour répondre à cela, la finance internationale a cru bon de développer un crédit faramineux et toutes sortes de pratiques spéculatives – de façon à pallier l’insuffisance de profits au regard de leurs exigences – avec l’illusion qu’elle était capable de créer de la richesse. Nous savons que ce n’est pas possible. Cette première série de contradictions est jumelée avec des contradictions d’ordre écologique. Il est de plus en plus difficile de concevoir une croissance économique et une accumulation du capital infinies sur notre planète.
Cinq ans plus tard, quel est le bilan ? Cette crise d’une ampleur inédite, à la fois d’ordre social, financier, économique, mais aussi écologique, n’a pas été résorbée. Les politiques libérales qui ont été menées ont fait semblant de croire et ont imposé aux populations l’idée que le renforcement de l’austérité permettrait de sortir du tunnel. Nous n’en sommes pas sortis. En Europe, ces politiques ont aggravé la situation. Non seulement, elles n’ont pas permis de relancer la croissance tant invoquée, mais elles nous ont éloignés de toute perspective de modifier radicalement les processus de production et de consommation dans un sens qui ne soit pas la recherche éternelle de croissance économique, mais plutôt la reconversion de nos systèmes industriels, agricoles, ainsi que des services, pour qu’ils répondent à de vrais besoins, en tenant compte de la contrainte écologique désormais incontournable.
Vous proposez quinze chantiers à mettre en œuvre, dont le premier est consacré à l’écologie. Pourquoi lui donnez-vous cette place prioritaire ?
Nous pensons que la question écologique va traverser tous les autres chantiers et structurer une bonne partie des choix que nous devons faire pour éviter d’aller un peu plus loin dans la catastrophe. Tous les chantiers sont prioritaires. La question écologique ne supplante pas les autres, mais elle est le fil conducteur. Le deuxième chapitre porte sur l’égalité. Dès qu’on a pris en compte l’enjeu écologique pour déterminer les nouveaux modes de production et de consommation dont nous avons besoin apparaît immédiatement la nécessité d’y associer la question sociale. Le capitalisme financier a fait exploser les inégalités sociales en Europe. Même l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) le reconnaît. Dans leur jargon, ces inégalités sont pénalisantes pour la croissance économique. Nous disons, nous, qu’elles sont surtout pénalisantes pour imaginer un autre modèle de production et de consommation.
Pour résoudre la crise écologique, vous évacuez les produits financiers dits « verts ». De quoi s’agit-il ?
Depuis le début de la crise, nous avons vu se développer avec une vitesse inouïe de nouveaux produits financiers, dont les supports ne sont plus seulement les actions dont nous avions l’habitude, mais des contrats d’assurance contre les catastrophes. Ces titres financiers sont en train de devenir un nouveau secteur spéculatif, avec plusieurs degrés de produits dérivés. Nous savons que les typhons vont se développer, que le niveau des océans va monter. Nous sommes quasiment sûrs que le dérèglement climatique va multiplier les événements extrêmes. Ce risque-là est désormais certain. Les financiers ne sont pas fous, ils vont s’assurer contre, proposer aux Etats et aux collectivités locales de s’assurer également avec de nouveaux produits financiers mis en circulation. Et derrière ces propositions, il y aura un second degré d’assurance, l’assurance sur l’assurance. Nous allons assister à la prolifération de pratiques financières spéculatives avec, pour support, la question écologique.
Vous appelez à des investissements massifs pour amorcer une nécessaire transition écologique. Or, les caisses sont vides. Sur quel argent compter ?
Prenons d’abord le contre-exemple du plan Juncker, le programme d’investissements avancé quelques semaines après la mise en place de la nouvelle Commission européenne. Il prévoit, sur trois ans, d’ici à 2017, 315 milliards d’euros de nouveaux investissements pour préparer cette transition. Le problème, c’est que sur ces 315 milliards, il n’y en a qu’une vingtaine d’origine publique, pris sur le budget de l’Union européenne. Le reste proviendra d’un éventuel apport des fonds privés, en pariant sur le fait que les 20 milliards publics serviront de garantie, permettant d’attirer les 300 milliards supplémentaires. Nous pensons d’abord que cette somme est totalement insuffisante à l’échelle de l’Europe. C’est un tiers de ce qu’il faudrait investir pour amorcer véritablement la transition. Mais c’est également supposer que les financiers vont être attirés par la perspective d’investir des centaines de milliards d’euros pour des retours sur investissement qui ne pourront pas être réalisés dans un laps de temps court, pas même moyen. Les retombées positives d’investissement d’avenir pour assurer la transition des systèmes énergétiques et de transport se feront sur des décennies. Faire ce pari n’est pas réaliste : c’est encore une fois faire confiance à des mécanismes de marché qui ont prouvé leur totale inadéquation dans le domaine des investissements d’avenir.
Que proposez-vous à la place pour financer la transition écologique ?
Nous avons besoin d’articuler le financement de la transition écologique avec deux autres chantiers. D’abord, celui d’une réforme fiscale radicale, à l’intérieur de laquelle la fiscalité écologique doit trouver sa place. Ensuite, celui d’une modification, radicale également, de la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne. Jusqu’à la crise, celle-ci a été exclusivement orientée pour satisfaire le refinancement des banques privées. Ces dernières ont elles-mêmes inondé la sphère financière de crédits pour que les multinationales et les fonds spéculatifs disposent de liquidités en très grande quantité. Il faut changer cela. La Banque centrale européenne doit garantir exclusivement des investissements qui ont pour but de préparer la transition.
Par ailleurs, la fiscalité écologique est un des moyens pour réorienter progressivement les choix de production et de consommation. En France, c’est l’Arlésienne. Nous n’y arrivons pas parce que l’introduction d’une fiscalité écologique n’est pas associée à la transformation de toute la fiscalité. On ne peut pas imaginer mettre en place une taxe sur le carbone, sur le transport, sur les autoroutes, sans modifier tout l’environnement social. Un exemple très simple : si on augmente les taxes sur le diesel, mais si en même temps on ne développe pas les transports collectifs pour les plus pauvres qui habitent souvent des lieux éloignés de leur travail, ce sont eux qui vont payer pour cette nouvelle fiscalité. Les lobbys et les représentants des classes dominantes sur lesquels pèsent une fiscalité très allégée par rapport à leurs revenus ne sont pas favorables à ce que l’on introduise une véritable réforme de la fiscalité. Or, rendre plus progressive la fiscalité globale, c’est-à-dire alléger les impôts qui pèsent sur les classes pauvres, est la seule manière de réussir à introduire une nouvelle assiette écologique. Les recettes de l’Etat sont constituées à plus de 50% par la TVA, alors que l’impôt sur le revenu n’occupe que 16% ou 17% de la totalité des recettes. Il y a une disproportion trop grande pour que de nouvelles taxes, de type écologique, soit acceptables et acceptées.
Vous militez pour la présence d’indicateurs écologiques, en complément des indicateurs de richesse classique, en particulier dans la comptabilité des entreprises. Comment faire accepter cette nouvelle contrainte ?
Vouloir réorienter les modes de production et de consommation pour imaginer progressivement une autre conception du bien-être suppose de mesurer cette évolution. Le PIB, nous insistons, est très utile. C’est le seul indicateur dont nous disposons pour mesurer la richesse monétaire produite et distribuée. En même temps, il faut s’aider d’indicateurs de types environnementaux qui nous aident à voir si on va sur le bon chemin ou si on continue à éliminer la diversité biologique et à réchauffer le climat ! Nous sommes des républicains, répétons-le. Il n’y a que la loi, issue d’un débat démocratique, qui peut fixer de nouvelles normes. Nous ne plaidons pas pour supprimer tout marché. Nous plaidons pour que la loi impose des normes qui entourent les mécanismes de marché. Les entreprises sont obligées de fournir un bilan social de leur activité. Il n’y a pas de raison de ne pas les obliger à fournir aussi des bilans environnementaux, surtout pour les secteurs dont l’impact écologique est important.
Nous portons par exemple un regard extrêmement critique sur le marché des droits à polluer, sur les permis d’émissions mis en place en 2005 au sein de l’Union européenne. Il a créé l’illusion que le marché serait capable de réguler les émissions de gaz à effet de serre. Ce n’est malheureusement pas le cas. S’il y eu un tassement des émissions de CO2 au cours des dernières années, c’est uniquement le fait de la récession, mais absolument pas celui d’une véritable réorientation des processus productifs et de l’organisation du travail !
Nouveau Manifeste des économistes atterrés (Les Liens qui libèrent, 2015).
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