Ils s’appellent « lean », « six sigma », « poka-yoke », « kaïzen » ou encore « 5 S ». Ces concepts de gestion à coûts réduits séduisent de plus en plus d’entreprises, qui les paient souvent chèrement à des consultants. Les salariés, eux, voient resurgir de vieux démons : division extrême des tâches, gestes répétitifs et chronométrés, et perte d’autonomie.
Pour les salariés d’Airbus à Saint-Eloi (Toulouse), tout a commencé quand on leur a demandé de fabriquer un avion en papier. Chaque personne a mis plusieurs minutes avant de terminer son avion. C’était au début 2010, des réunions étaient organisées, par groupes de vingt salariés, sur une nouvelle méthode de production : le « lean manufacturing ».
Les formateurs leur ont donc donné un cahier des charges à suivre pour que tous les dessins soient similaires. La fabrication de l’avion a été découpée par tâches, réparties entre les salariés, pour produire plus vite. L’expérience a fonctionné. Et à partir des avions en papier, elle a été généralisée aux mâts-réacteurs produits dans l’usine.
Des tâches répétitives et ennuyantes
Pierre, chaudronnier-soudeur à Saint-Eloi, a vu l’organisation de son travail changer peu à peu : « Avant on s’occupait d’une pièce du début à la fin. On gérait les soudures, puis on emmenait la pièce à la chaudronnerie et on terminait le travail. Maintenant on fait de plus en plus de tâches répétitives et les cadences s’accélèrent. » Il dit passer de plus en plus d’heures seul dans des box de soudure, derrière un rideau protecteur. Grâce à ce système, la productivité de l’usine a grimpé en flèche. Elle a été élue usine de l’année en 2011 par le magazine Usine Nouvelle, et ambitionne de doubler les cadences sur la production des pièces de l’A350. « J’ai peur qu’on se spécialise toujours plus dans des tâches uniques pour produire plus. J’ai déjà de moins en moins l’impression que mon savoir-faire est utile, alors que je fais ce métier depuis plus de cinq ans. Si cela continue, tout le monde pourra être remplacé facilement parce qu’il ne fait qu’une seule tâche dans un ordre très précis. »
Pour être augmenté, il faut s’impliquer
Ce militant à la CGT peine à mobiliser ces collègues contre ces nouvelles méthodes, sauf quand les réorganisations proposées consistent juste à augmenter les cadences. Pour lui, c’est parce « tout est fait pour nous motiver et nous inciter à participer à la réorganisation ». En effet, les salariés sont par exemple invités à déposer des « Pat » (propositions d’amélioration du travail), et touchent des primes si celles-ci sont mises en place. Tous les matins, avant l’heure d’embauche officielle, une réunion est organisée pour faire le bilan de la veille. On vérifie si les objectifs de sécurité, qualité et de productivité ont été atteints. Ces réunions ne sont pas obligatoires, mais Clément, qui y participe peu, dit s’être vu reprocher son manque d’implication sur le « lean » lors de son entretien de fin d’année. Il n’a pas été augmenté.Antoine Valeyre, chercheur au Centre étude de l’emploi, a comparé l’impact des différentes organisations du travail sur les salariés en recoupant des enquêtes statistiques européennes. Il conclut que le lean est au moins aussi nocif que le taylorisme sur la plupart des critères étudiés. Et dans plusieurs domaines il s’avère même plus nocif, car les salariés souffrent d’autant plus qu’ils ont été impliqués dans la réorganisation. « Il y a un effet d’engagement, c’est-à-dire qu’ils ont l’impression de ne pas pouvoir dénoncer un système qu’ils ont contribué à mettre en place », détaille Bernard Michez, ergonome.
Des ayatollahs du changement de mode de pensée
Cette technique, née au MIT (Massachussets Institute of Technology) à la fin des années 1980, se veut la traduction américaine du toyotisme. Extrêmement complexe, elle nécessite plusieurs années pour être mise en place. Cela n’a pas empêché de nombreux cabinets d’émerger très récemment pour initier les managers au lean. En fait, « il n’y pas de formation solide en France », estime Bernard Michez, ergonome au cabinet Ergotec de Toulouse.
Fabrice Bourgeois, ergonome à Paris, parle même « d’ayatollahs » qui sévissent dans les entreprises et conseillent « un changement complet de mode de pensée » : « des managers qui ont eu ces formations m’ont parlé de véritable intoxication », témoigne-t-il. (Voir la vidéo de l’entreprise Atex Solution, présentant les services de consultants en « lean », « kaizen », « six sigma »)
Lean, kaizen, six sigma, Atex Solution, lean... par rampa7
Ces professionnels du management vendent une méthode unique et rapide permettant de supprimer tout gaspillage dans la production : stocks intermédiaires, temps morts, déplacements des salariés, etc.
Un lean souvent dévoyé pour la seule productivité La méthode lean n’est pas forcément nocive, c’est son dévoiement qui pose problème, explique Christian Daniel, fondateur du cabinet Lean-Key, qui dit s’être initié au lean depuis 25 ans, notamment au Japon : « Je suis dégouté par l’utilisation qui est faite du lean aujourd’hui, à cause des charlatans qui s’en sont emparés. Cette technique a un potentiel énorme et peut vraiment si elle est bien utilisée réconcilier productivité et qualité de travail. »
De même, Alain Rojon, spécialiste du lean chez PSA, assure, qu’après « quelques tâtonnements », que cette méthode a permis de réduire le nombre d’accidents dans les usines du groupe. Avant de déplorer qu’en France, « 97% des entreprises qui mettent en place le lean s’en servent uniquement pour augmenter la productivité ».
Méconnaissance totale du fonctionnement d’un être humain Les ergonomes du travail s’indignent contre les conséquences du lean sur les salariés, comme Bernard Michez, qui dénonce un recul : « Ces idées montrent une méconnaissance totale du fonctionnement d’un être humain. […] Alors que la base de l’ergonomie montre que la répétition des gestes courts est susceptible de provoquer de nombreux troubles musculo-squelettiques (TMS). »
Même impression chez son collègue Fabrice Bourgeois : « On réduit les déplacements non productifs, en mettant par exemple en place des lignes en U où le salarié tourne en continue entre des emplacements très rapprochés et conçus de façon à ce que le dernier poste de travail soit proche du poste de redémarrage. On explique même au salarié qu’il est gagnant car il va moins se fatiguer. Or c’est faux puisque les déplacements peuvent être des ressources, des temps où l’on repose les muscles qui travaillent, où l’on réfléchit aux prochaines étapes et où l’on peut interagir avec ses collègues. »
Appliquée ainsi, la méthode ne peut faire gagner de la productivité que pendant quelques mois. Ensuite, les troubles musculo-squelettiques, les arrêts maladie et la démotivation gagnent les salariés. Toyota, Renault, ou encore Atos ont connu de tels ravages. Les ergonomes disent voir de plus en plus de problèmes de santé apparaître après de telles réorganisations dans les entreprises. Au ministère du Travail, on répond que le registre des expertises réalisées pour les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) n’est pas assez précis pour confirmer ou infirmer cette impression.
Un management qui s’étend au public
Ces méthodes s’étendent pourtant à tous les secteurs. Bernard Michez assure que Pôle emploi s’en est inspiré pour s’organiser après la fusion entre l’ANPE et l’Unedic, notamment pour découper les entretiens avec les usagers. Et dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, l’Etat a fait appel à des consultants lean rémunérés jusqu’à 2 500 euros par jour. Plus généralement, c’est au tour des entreprises de services de s’y intéresser, comme le confirme Johan Petit, ergonome à l’université de Bordeaux et spécialiste des banques, assurances et mutuelles : « L’idée dominante est qu’on peut supprimer ce qui est appelé la surqualité du service. Cette forme de rationalisation du travail ressemble au taylorisme car elle se vante d’un caractère scientifique. On découpe la production bout par bout, morceau de dossier par morceau de dossier, si bien que les salariés sont hyper-spécialisés, et ont très peu de marges de manoeuvre. »
Selon l’ergonome, la méthode fonctionne au mieux pour 80% à 85% des tâches quotidiennes ; mais pour le reste, cette organisation augmente la difficulté à aider le client, et finit par se retourner aussi contre les salariés : « On empêche les salariés de faire du travail bien fait. Ils doivent suivre la procédure alors qu’ils savent que, parfois, cela va nuire à la qualité du service qu’ils vont produire pour un client. C’est une négation complète de l’identité professionnelle, qui est basée sur la capacité de l’employé à anticiper ou à résoudre les cas particuliers […] On les empêche de se développer, de se démarquer socialement dans l’entreprise, de collaborer. Le travail, sous cette forme, rend les gens malades. »
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